REVOLUTION DANS LE DROIT DES MARQUES APRES LES DECISIONS COMMUNATAIRES SPECSAVERS ET YAKULT ? Tout ne serait pas (que) dans le dépôt ? Deux décisions récentes des tribunaux communautaires le laissent à penser…

Le droit des marques nous a habitué à ce que l’analyse des dossiers (enregistrement et oppositions notamment) se fasse en prenant en compte les marques « telles que déposées » c’est-à-dire en faisant abstraction de tout contexte qui ne figurerait dans le dépôt de la marque que ce soit au niveau du signe, de la description éventuelle du signe ou des produits et/ou services revendiqués.

Avec, parfois, un sentiment de frustration, lorsque certains contextes (notamment montrant la mauvaise foi du Défendeur par la reprise d’éléments hors du dépôt de marque) ne sont pas pris en compte…

Or, les tribunaux communautaires viennent de statuer dans deux affaires très récentes :

  • Tribunal de Justice des Communautés le 27 juin dernier dans une affaire Yakult v Malaysia Dairy (C-320/12)
  • Cour Européenne de Justice le 18 juillet 2013 dans une affaire Specsavers v Asda (C-352/12)

en prenant justement en compte ces fameux contextes qui peuvent être favorables au Plaignant.

1/ La décision « Specsavers »

Les faits succinctement :

  • Specsavers une chaine de magasins d’optique, utilise la marque suivante

 

 


  • Et qui est déposée au niveau communautaire sous la forme :


                              .

  • Asda a utilisé les logos suivants pour promouvoir ses propres magasins d’optique dans ses supermarchés :

 


Et

               .

Et aussi utilisé les slogans « Be a real spec savers at Asda » et « Spec savings at Asda ».

Specsavers a attaqué en contrefaçon Asda qui se défend en soulevant l’absence d’usage de la marque



En première instance britannique, la marque en noir et blanc de Specsavers est annulée pour défaut d’usage. Specsavers fait appel et la Cour d’Appel saisit la CJUE en lui posant deux questions :

  • Est-ce que l’usage combiné du double ovale avec le mot Specsavers (faisant l’objet d’un dépôt de marque) constitue une exploitation du logo en noir et blanc ?

     

  • Est-ce que l’usage de la couleur verte à la fois par Specsavers et Asda doit (peut) être prise en compte alors même que cette couleur verte ne figure pas dans les dépôts de marque de Specsavers ?

 

Si la première question ne mérite pas trop que l’on s’y attarde (la CJUE répondant de façon classique après les affaires Nestlé v Mars (case C-353/03, 2005) et Colloseum v Levi Strauss (case C-12/12, 2012), que l’usage dans l’ensemble doit valoir usage du logo en noir et blanc si les différences entre les deux n’affectent pas le caractère distinctif c’est-à-dire la fonction d’indication d’origine pour le public), la deuxième question est beaucoup plus intéressante et novatrice !

En effet, la CJUE répond en indiquant que lorsqu’une marque est déposée en noir et blanc mais utilisée en couleur, cette couleur doit être prise en compte si elle est susceptible d’affecter la perception du consommateur.

Dans le cas d’espèce, il est certain que la reprise de la couleur verte dans le contexte général de la campagne de publicité de Asda visait clairement à créer une association entre les deux marques dans l’esprit du consommateur.

 

2/ La décision Yakult

Les faits succinctement :

  • Yakult a des droits de modèles et de marques dans de très nombreux pays du monde sur un modèle de bouteille en plastique pour une boisson à base de lait et remontant à 1965 au Japon.

     

  • Malaysia Dairy produit et vend une boisson laitière depuis 1977 en Malaisie dans une bouteille similaire à celle de Yakult.

     

  • En 1993, Yakult et Malaysia Dairy signent un accord de coexistence concernant ces modèles de bouteille.

     

  • En 1995 Malaysia Dairy dépose (et obtient l’enregistrement) de sa forme de bouteille en tant que marque 3D au Danemark.

     

  • En 2000, Yakult engage une action en nullité contre cet enregistrement a motif que Malaysia Dairy connaissait ou aurait dû connaitre du fait de l’accord précédemment signé, les droits antérieurs de Yakult.

     

  • En 2005, l’Office des marques danois rejette l’action de Yakult au motif que la fraude ne se déduit pas de la simple connaissance d’un dépôt antérieur.

     

  • En 2006, la Chambre d’appel de l’office donne raison à Yakult, décision confirmée en 2009 par la Cour commerciale. Malaysia Dairy se pourvoit devant la Cour Suprême danoise qui pose les questions suivantes à la CJUE :

     

    • Est-ce que la mauvaise foi est un concept européen qui doit donc avoir une interprétation uniforme ?
    • Si la mauvaise foi est un concept de droit européen, la simple connaissance ou présomption de connaissance d’un dépôt antérieur suffit-elle pour établir la mauvaise foi ?
    • Un Etat membre peut-il introduire des dispositions spécifiques pour les marques étrangères concernant cette question de mauvaise foi ?

 

Sans grande surprise, les réponses de la CJUE sont « oui » à la première question (c’est bien un concept de droit européen) et « non » à la troisième (un Etat ne eut créer un régime particulier).

Beaucoup plus intéressant est la réponse la deuxième question :

Article 4(4)(g) of Directive 2008/95 must be interpreted as meaning that, in order to permit the conclusion that the person making the application for registration of a trade mark is acting in bad faith within the meaning of that provision, it is necessary to take into consideration all the relevant factors specific to the particular case which pertained at the time of filing the application for registration. The fact that the person making that application knows or should know that a third party is using a mark abroad at the time of filing his application which is liable to be confused with the mark whose registration has been applied for is not sufficient, in itself, to permit the conclusion that the person making that application is acting in bad faith within the meaning of that provision.

En clair, il faut tenir de tous les facteurs qui ont existé autour du dépôt.

Que faut-il retenir ?

Nous avons déjà vu que les instances communautaires prennent compte, de plus en plus, de contextes de concurrence lors de l’analyse de dossiers d’enregistrement de marques ou de confrontations entre deux marques.

Voici maintenant que des faits qui ne figurent pas dans le dépôt tel l’usage d’une couleur, le comportement d’un déposant, sa connaissance de tels ou tels faits, l’existence de tel ou tel accord, sont pris en compte par les tribunaux et peuvent influer sur la décision finale.

Il me semble qu’il s’agit d’une excellente évolution du droit des marques permettant d’aboutir à des décisions plus justes dans le sens où elles prendront en compte un contexte global.

Deux conséquences toutefois :

  • Les dossiers vont devenir plus compliqués à préparer et à traiter (avec de possibles conséquences en matière de coûts)
  • Il va falloir être très prudent, en engageant une action, qu’un contexte existant par ailleurs ne vienne pas « changer la donne »

 

Anne-Laure SELLIER – Juriste en Propriété Intellectuelle

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