L’affaire “CHAMPAGNOLA” revient sur les contours de la protection communautaire des appellations d’origine protégées (AOP) viticoles, plus précisément celle de l’AOP Champagne, organisée actuellement par les dispositions du Règlement (UE) n° 1308/2013 du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles.
A titre liminaire, il convient de rappeler que “Champagne” constitue une appellation d’origine protégée, et qui, en tant que telle, bénéficie d’une protection élargie par la règlementation européenne :
- L’article 103 2) a) (ii) du Règlement 1308/2013 sanctionne l’usage commercial de la dénomination d’une appellation d’origine pour des produits comparables ne respectant pas le cahier des charges de la dénomination protégée ; ou lorsque cet usage exploite la réputation qui y est attachée ;
- L’article 103 2) b) du Règlement 1308/2013 sanctionne l’évocation d’une appellation d’origine et du vin qui en bénéficie en toute hypothèse, que les produits soient comparables ou différents;
La règlementation européenne prévoit en substance une protection contre l’usurpation des appellations d’origine, laquelle présente des degrés variables. Elle peut être double : reprise à l’identique (on parle d’”emploi” ou “usage”) ou imitée (on parle alors d’”évocation”), pour des produits similaires ou différents.
Dans sa décision du 17 avril 2020, la Chambre de Recours de l’EUIPO a annulé la décision de la Division d’Opposition, admettant le bien-fondé de l’opposition formée par le Comité Interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC) au motif que la demande de marque CHAMPAGNOLA constituait bien une évocation de la prestigieuse AOP Champagne en présence de produits et services différents.
Rappelons que cette décision intervient suite au rejet, en 2019, de l’opposition formée par le CIVC à l’encontre de la demande de marque de l’Union européenne CHAMPAGNOLA déposée au nom de la société tchèque BREADWAY en classes 30 (pains et pâtisseries) et 40 (services de boulangerie et pâtisserie).
La Division d’Opposition avait en effet considéré – à tort – que la marque CHAMPAGNOLA ne portait pas atteinte à l’appellation Champagne, car en dépit d’une forte similitude phonétique et visuelle entre ces dénominations liées à la présence commune de la séquence « Champagn- », les produits et services contestés en classes 30 et 40 n’étaient pas similaires aux vins protégés par l’appellation Champagne. L’Office en concluait que CHAMPAGNOLA n’évoquait pas l’AOP Champagne.
Cette décision est hautement intéressante en ce qu’elle rappelle l’étendue du concept d’évocation d’une appellation d’origine en présence de produits et/ou services différents.
La Chambre de Recours apporte un éclairage salutaire quant à l’interprétation des dispositions du Règlement 1308/2013 en cas d’évocation d’une AOP pour des produits différents.
- La notion d’évocation d’une AOP exclut de rapporter l’existence d’un risque de confusion
Tout d’abord, la Chambre de Recours sanctionne une erreur d’appréciation de la Division d’Opposition qui subordonnait l’évocation de l’AOP à une évaluation de la comparabilité des produits et des services au sens de l’article 8, paragraphe 5, du règlement sur la Marque de l’Union Européenne applicable aux marques de renommée.
En clair, la Division d’Opposition reconnaissait un degré élevé de similitude visuelle et phonétique entre la MUE contestée CHAMPAGNOLA et l’AOP Champagne résultant de l’intégration de la séquence “CHAMPAGN-” mais excluait l’évocation de l’appellation d’origine en dehors de la spécialité, faute d’un lien entre ces produits et services.
Cette exigence de la Division d’Opposition nait d’une assimilation erronée du régime des appellations d’origine à celui des marques notoires et renommées. En effet, et comme le prévoit l’article 16§3 de l’Accord sur les ADPIC, la protection de la marque notoire s’applique à l’égard de produits ou services non similaires, donc au-delà de la spécialité à condition que cet usage “indique un lien entre ces produits ou services et le titulaire de la marque et à condition que cet usage risque de nuire aux intérêts du titulaire de la marque enregistrée”.
Or, lier l’évocation de l’appellation d’origine à une comparaison des produits et services était éminemment contestable et il a été maintes fois rappelé en jurisprudence qu’il n’est pas nécessaire que l’évocation d’une appellation d’origine entraine un risque de confusion.
La position de la Division d’Opposition était en effet contraire à la définition de l’évocation donnée par le juge européen dans l’affaire Camboza[i], qui considère que “l’évocation est constituée dès lors que le consommateur, en présence du nom du produit, est amené à avoir à l’esprit, comme image de référence, la marchandise bénéficiant de la dénomination protégée”.
La rédaction de l’article 103 du Règlement 1308/2013 expose clairement que l’évocation d’une AOP est caractérisée, que les produits et services soient comparables ou non.
Certes, l’évocation est un synonyme de la notion d’imitation. Néanmoins, cette décision rappelle que si l’imitation suppose un risque de confusion, mode d’appréciation de la confusion sur les signes distinctifs, il n’en demeure pas moins que la notion d’évocation est propre au régime des appellations d’origine.
Dès lors, la Chambre de Recours rappelle à juste titre que pour caractériser l’“évocation” d’une indication géographique enregistrée, que les produits soient similaires ou différents, il convient seulement de rechercher si le public peut faire le lien entre le signe et l’appellation, sans exiger un risque de confusion.
L’évocation suppose seulement une ressemblance d’ensemble entre les signes.
En définitive, la protection conférée aux appellations d’origine contre les marques est objective en ce qu’elle ne suppose pas l’existence d’un risque de confusion, même en cas d’évocation.
- CHAMPAGNOLA constitue une évocation claire de l’AOP Champagne
La Chambre de Recours estime à juste titre que dès lors que le signe contesté intègre une partie de l’appellation (ici, “CHAMPAGN-”), l’évocation de l’AOP est constituée car il déclenche dans l’esprit du consommateur l’image du produit bénéficiant de l’appellation protégée.
Par voie de conséquence, statuant sur le recours formé par le CIVC, la Chambre de Recours de l’EUIPO annule cette décision et accueille l’opposition initiale du CIVC en rejetant la demande d’enregistrement de la marque CHAMPAGNOLA pour l’intégralité des produits et services en classes 30 et 40, considérant que le signe litigieux constituait une évocation non équivoque de l’AOP Champagne.
- La fonction essentielle d’une indication d’origine est de protéger l’origine géographique, en particulier contre un usage pour des produits qui ne proviendraient pas de cette zone ;
Contrairement à la marque qui permet de rattacher un produit à une entreprise donnée, l’appellation d’origine est le gage d’une qualité attendue du produit issu d’un terroir particulier.
- L’exploitation de la réputation d’une appellation peut se déduire dès lors que le consommateur peut légitimement croire que le produit ou service dispose d’un lien, même vague, avec l’appellation ;
En cas d’opposition fondée sur une AOP bénéficiant d’une certaine réputation – telle que l’appellation Champagne – l’exploitation de cette réputation peut se déduire de l’usage normal des produits et services désignés, dès lors que le consommateur puisse légitimement croire que le produit ou service dispose d’un lien, même vague, avec l’appellation (la Chambre de Recours évoque “a somewhat vague connexion with “Champagne” sparkling wine. It suffices that there is an appeal on the emotional basis”).
En l’espèce, les pains et pâtisseries désignés par la demande de marque CHAMPAGNOLA pouvant être consommés avec du Champagne, ou être aromatisés au Champagne, la marque exploite la réputation de l’AOP.
***
Portée de la décision
- Cette décision témoigne, une nouvelle fois, de l’extrême protection dont bénéficie l’appellation Champagne.
De manière générale, on assiste de plus en plus à un renforcement de la protection des appellations d’origine en France et en Union Européenne.
En effet, la protection quasi absolue du droit sur une dénomination ne profite qu’aux appellations d’origine, en particulier lorsque celles-ci bénéficient d’une notoriété exceptionnelle comme l’AOP Champagne.
Ainsi, même si la protection qui est conférée aux marques notoires ou renommées est “renforcée”, l’AOP jouit d’une protection plus efficace que la marque notoire. Dès lors, la protection des appellations d’origine et indications géographiques en dehors de leur domaine de spécialité semble bel et bien absolue.
Si l’analogie des dispositions en matière de marques notoires et appellation d’origine est perceptible, cette décision nous rappelle que retenir l’appréciation de l’atteinte à l’appellation sur la base des dispositions applicables en matière de marques reviendrait à vider le système des appellations d’origine de sa substance.
- L’évocation d’une appellation d’origine pour des produits différents est un agissement “parasitaire” subtil.
Cette décision nous rappelle que les conditions positives de protection des appellations d’origine en dehors de la spécialité (appellation notoire / risque d’atteinte à la valeur de l’appellation), face à des tiers non concurrents sont intrinsèquement liées à celles du parasitisme
Rappelons en effet que les appellations d’origine ont été initialement protégées hors du cadre de la spécialité par la voie prétorienne sur la base de la théorie des agissements parasitaires avant la réforme des appellations d’origine du 2 juillet 1990.
En témoigne l’affaire des tabacs “Champagne” par la Seita en 1984 qui a consacré pour la première fois la protection des appellations d’origine contre des emplois désignant des produits ou services différents sur la base du parasitisme.
Cette décision confirme la tendance de protection très étendue des appellations d’origine et il convient donc d’être particulièrement attentif au choix de sa marque afin d’éviter toute évocation, même subtile d’une appellation d’origine, que ce soit par le biais d’une dénomination verbale ou d’éléments graphiques.
***
Prudence, donc, lors de vos projets marketing ! Afin de commercialiser vos produits en toute sérénité, nous vous invitons à relire notre article sur les précautions à prendre pour surfer sur l’origine d’un produit.
Marine MENY et Marion ALARY – Juristes en propriété intellectuelle – Département Lexwine
[i]CJCE, 4 mars 1999, aff. C-87/97, Cambozola