Affaire SkyKick c/ Sky : Quand l’Avocat Général bouscule la pratique européenne du droit des marques

Depuis plusieurs années, l’opérateur de télévision par satellite britannique Sky et la start’up américaine spécialisée dans la fourniture de services d’informatique en nuage SkyKick s’opposent sur l’usage du signe « sky » à titre de marque.

Alors que Sky considère que l’usage et le dépôt des marques SkyKick (et similaires) constituent une contrefaçon de ses droits antérieurs sur le terme Sky, SkyKick renverse le jeu et réclame la nullité des marques Sky en raison du manque de clarté et de précision des libellés et de la mauvaise foi de leur titulaire lors du dépôt.

Au regard de l’importance des questions soulevées par l’affaire, la Haute Cour de justice d’Angleterre et du Pays de Galles décide de saisir la CJUE sur les questions préjudicielles suivantes[1] :

  • Le manque de clarté et de précision d’un libellé, empêchant ainsi de déterminer précisément l’étendue de la protection conférée par la marque, est-il un motif de nullité de ladite marque ? Dans une telle situation, quid du terme « logiciel » et de sa compatibilité avec la fonction d’indication d’origine de la marque ?
  • La mauvaise foi est-elle caractérisée lorsque l’enregistrement d’une marque a été demandé par un titulaire sans aucune intention de l’utiliser ou seulement pour certains des produits et services visés ? Dans une telle situation, peut-on conclure à une mauvaise foi seulement partielle ?

Le 16 octobre dernier, l’Avocat Général Tanchev (AG), qui insiste sur l’importance de l’affaire (point 4), s’est prononcé sur ces questions. Par ses conclusions, ci-après commentées, il tranche nettement en faveur d’un renforcement du principe de spécialité et d’une appréciation large de la notion de mauvaise foi.

 

  1. Vers un renforcement du principe de spécialité

Sur la problématique de la clarté et de la précision des produits et services formant un libellé de marque, le raisonnement que propose l’AG se découpe en trois temps :

Dans un premier temps, il confirme que le manque de clarté et de précision ne fait pas partie des motifs de nullité en soi d’une marque, ceux-ci étant exhaustivement énumérés (points 38 et 39). Cela est d’autant plus vrai et pertinent que l’examen de la clarté et de la précision des produits et services est effectué par les Offices lors de la demande d’enregistrement et que ce libellé peut toujours être restreint après enregistrement.

En revanche, le manque de clarté et de précision peut être selon lui contraire à l’ordre public, et une marque pourrait être invalidée sur la base de cette exception (points 60 et 79). Pour cela, l’AG fait référence à la jurisprudence du 19 juin 2012, Chartered Institute of Patent Attorneys, C-307/10. Selon lui, plus il est facile d’obtenir des enregistrements dont l’étendue de protection est large, plus cela crée un obstacle pour les futurs déposants puisque ces marques monopolisent de façon injustifiée des termes généraux sans aucun intérêt commercial. Elles encombrent les registres au détriment de l’intérêt du public (point 70). Ce fonctionnement serait ainsi incompatible avec la fonction essentielle de la marque, et plus encore, il restreindrait la liberté de circulation des biens et services.

Enfin, afin de déterminer si un terme est clair et précis, l’AG propose de se tourner vers la jurisprudence concernant la révocation d’une marque pour non-usage, plus particulièrement dans le cas d’un usage partiel (point 82 et s.). Il faut en effet regarder si le terme général contient des sous catégories autonomes ou s’il est indivisible.

Le libellé n’est donc pas à négliger et, comme le rappelle l’AG, si le signe détermine l’objet de la protection, la liste des produits et services en détermine l’étendue (point 58) : c’est le fameux principe de spécialité.

Les systèmes français et européens étant relativement souples sur l’appréciation du libellé et de son degré de précision, la pratique consistant à déposer des marques en utilisant notamment des termes larges et généraux (par exemple, « logiciel » en classe 9, comme en l’espèce) est répandue. Elle présente les avantages suivants :

  • Anticiper un éventuel développement de l’activité sans qu’il ne soit besoin de procéder à un re-dépôt ultérieur.
  • Faciliter la rédaction du libellé par l’usage de termes généraux.
  • S’octroyer un monopole étendu sur sa marque, à tout le moins pour les 5 premières années où l’obligation d’usage n’est pas requise et la marque non-vulnérable.

 

En pratique, si la proposition de l’AG était adoptée, les conséquences pourraient être impactantes :

  • Aujourd’hui, lors d’une procédure d’opposition, le déposant, dont la marque vise une sous-catégorie de logiciel, a peu de chance contre le titulaire d’une marque antérieure visant les “logiciels” en général. En effet, comme il est expressément reconnu dans les guidelines de l’EUIPO, les termes inclus dans une catégorie plus large sont systématiquement considérés comme identiques à cette catégorie. Pourtant, cette catégorie générale peut inclure des produits en pratique très différents, ne visant pas les mêmes consommateurs et n’ayant pas les mêmes finalités (Par exemple : les « logiciels de jeux » et les « logiciels de cryptage »). Ce système peut donc paraitre bloquant pour les nouveaux déposants de marques aux libellés restreints et précis, ainsi que pour l’ouverture du marché. Avec le système proposé par Me. Tanchev, il y aurait davantage de place à la coexistence des marques.
  • L’extension à l’étranger d’une marque française ou européenne fait souvent l’objet de notifications de formes auprès des Offices pratiquant les libellés avec des termes précis (États-Unis, Canada, Israël, et bien d’autres…), ce qui engendre des frais. Des libellés plus précis permettraient de limiter ces objections.

L’argumentation de l’AG a donc du sens puisqu’elle permettra de débloquer ces situations et d’harmoniser un peu plus les pratiques.

En revanche, sa mise en pratique mériterait d’être clarifiée : puisque l’intention d’usage n’est pas un prérequis pour obtenir une marque, comment un titulaire pourrait se voir sanctionner s’il ne montre pas de réel intérêt à détenir une large protection, dans le cadre d’une opposition ou notification ? Pourrait-il se voir proposer des alternatives via des sous-catégories ou cela entrainerait-il une suppression du terme ou la perte de tout intérêt à agir en cas d’opposition ?

 

2. Vers une appréciation large de la notion de mauvaise foi

La Cour est ensuite invitée à « se prononcer sur le sens et la portée de la notion de mauvaise foi ».

Selon l’AG, l’intention délibérée d’obtenir des droits sans aucune intention de les utiliser, voire même en vue de bloquer des tiers, caractérise la mauvaise foi (point 94). Il relève de l’esprit des textes que l’objet du droit des marques est d’indiquer, pour les consommateurs, l’origine des produits et services marqués. Dès lors que la finalité du dépôt vise à détourner la marque de cette fonction, il ne peut s’agir que d’un acte de mauvaise foi. Tel est nécessairement le cas d’un dépôt de marque visant des produits et services que le déposant n’a aucunement l’intention d’exploiter aujourd’hui ni à l’avenir.

Pour l’AG, cette appréciation est d’autant plus justifiée qu’en Union Européenne l’enregistrement d’une marque n’est soumis à aucune déclaration d’usage. Cela présente l’avantage d’obtenir aisément un titre. En revanche, cette facilité d’enregistrement entraine la saturation des registres et limite l’entrée des tiers sur le marché (points 96 et s.).

Au soutien de son argumentation, l’AG ajoute que le dépôt frauduleux pour mauvaise foi serait le seul moyen d’obtenir l’annulation d’une marque non-exploitée, mais non encore soumise à obligation d’usage.  Afin de rendre cette action pleinement efficace, il est donc essentiel que cette notion de mauvaise foi soit largement appréciée et inclut, non seulement des comportements caractérisant une véritable intention de nuire (dépôt d’une marque dans le but de gêner un concurrent), que des comportements visant seulement à détourner le droit des marques de sa fonction première (dépôt d’une marque visant un libellé bien que plus large que ce pour quoi la marque sera réellement exploitée sans nécessaire volonté de bloquer des tiers).

Sur ce point, il précise que le simple fait de déposer une marque pour un large éventail de produits et services n’est bien entendu par suffisant pour caractériser la mauvaise foi (point 109 in fine). En effet, l’adoption d’un libellé large peut tout à fait être justifiée commercialement. Cela est notamment le cas si les nombreux produits et/ou services visés ont un lien entre eux et peuvent, à l’avenir, être proposés par la même société. Dans une telle situation, le but n’est pas de priver les tiers d’un dépôt de marque, mais d’anticiper une éventuelle évolution de l’activité du déposant. Il convient donc de se pencher sur l’intention du demandeur et son motif commercial pour apprécier sa véritable intention et son éventuelle mauvaise foi.

L’AG ajoute que si seulement une partie du libellé est désignée sans motif commercial, alors la mauvaise foi ne doit être que partiellement reconnue et l’annulation de la marque ne doit donc porter que sur cette partie du libellé (point 124).

Dans la mesure où cette appréciation vise simplement à rappeler et faire respecter l’objectif du droit des marques, à savoir la fonction d’indication d’origine, il nous semble qu’elle ne peut être qu’accueillie favorablement.

Toutefois, elle pose des difficultés pratiques sur la façon de déterminer précisément sur quels critères se fonder pour apprécier le motif commercial justifiant le recours à un libellé large. S’agissant des déposants personnes morales, faudra-t-il se fonder sur l’objet social de la société et donc envisager de l’élargir pour pouvoir justifier la désignation de produits et services connexes ou périphériques ? Comment ce motif commercial sera-t-il apprécié auprès des déposants personnes physiques ? Pour les marques enregistrées pour des libellés larges, les titulaires devront-ils restreindre leurs libellés ou redéfinir la stratégie d’exploitation de leurs marques (via des contrats de licence par exemple) ?

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En conclusion (provisoire !), la position de l’AG s’inscrit dans la tendance actuelle d’exigence d’un usage réel des marques. L’objectif est de désengorger les registres et casser le principe de la marque défensive, ici, grâce au principe de la mauvaise foi et de l’intérêt du public. Cela nous parait bénéfique dans un système saturé où les solutions pratiques se raréfient.

Toutefois, si la Cour valide les raisonnements de l’AG, cela nécessitera un travail conséquent de révision des portefeuilles de marques et des stratégies actuelles pour les marques enregistrées et une véritable réflexion pour tout futur dépôt afin de déterminer l’exploitation concrète envisagée.

Ce qui est sûr, c’est que la Haute Cour de Justice d’Angleterre et du Pays de Galles et l’AG Tanchev tendent une belle perche à la CJUE pour que celle-ci démonte une pratique bien ancrée en droit des marques. Nous attendons avec hâte cette décision !

 

Audrey Dufrenoy – Conseil en Propriété Intellectuelle

Emmanuelle Gaillard – Assistante Juridique

 

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[1] Une cinquième question est posée à la CJUE. Dans la mesure où elle porte sur la comptabilité d’une disposition du UK trademark Act de 1994 avec la Directive 2015/2436/UE, nous avons fait le choix de ne pas la traiter dans le présent article.