Arrêt n° 273 de la Cour d’Appel de Bordeaux, 6e chambre correctionnelle, du 3 avril 2018, M.P. c/ S.A.R.L. CGM VINS, Coureau Jérôme et Coureau Stéphane.
Le 3 avril 2018, la Cour d’appel de Bordeaux a rendu un arrêt fort remarqué, en rejetant l’action initiée en décembre 2011 par la Société Civile du CHATEAU PETRUS (ci-après « CHATEAU PETRUS ») à l’encontre de la maison de négoce CGM VINS, commercialisant un vin d’appellation Côtes de Bordeaux sous la marque PETRUS LAMBERTINI.
Exposé des faits :
Pour rappel, préalablement à cette action, le CHATEAU PETRUS avait formé opposition auprès de l’INPI à l’encontre de la demande de marque « COUREAU & COUREAU PETRUS LAMBERTINI MAJOR BURDEGALENSIS 1208 » n° 3787561 désignant des vins d’appellation d’origine protégée en classe 33. L’opposition avait alors été rejetée par l’INPI, l’examinateur considérant que l’appréciation globale des signes en présence ne permettait pas de conclure à l’existence d’un risque de confusion entre ces derniers.
Puis, alerté par la commercialisation sur plusieurs sites de e-commerce d’un vin présenté comme « le second vin de PETRUS », le CHATEAU PETRUS déposait plainte auprès du procureur de la République contre X pour contrefaçon, publicité mensongère et agressive, et tromperie.
L’administration des fraudes, au terme de ses premières investigations, avait alors transmis au procureur une note indiquant que, si la qualification de contrefaçon ne semblait pas pouvoir être retenue, tous les éléments du délit de pratique commerciale trompeuse paraissaient être réunis.
Lors de leur contrôle, les agents des fraudes avaient par ailleurs relevé que sur les 215 hectolitres de vin résultant de l’assemblage de vins d’appellations d’origine contrôlée (AOC) Côtes de Bordeaux, un lot, toujours en élevage, était réservé à constituer la première qualité du vin PETRUS LAMBERTINI, le reste des lots étant destinés à faire la seconde qualité.
Interrogés sur le choix de la dénomination PETRUS LAMBERTINI, les prévenus indiquaient que ces termes faisaient référence au premier maire de Bordeaux, élu en 1208 et qui avait refusé de remettre les clés de la ville aux hommes du roi de Castille qui l’assiégeaient.
Rappel de la procédure :
Au terme de l’instruction de l’affaire, une ordonnance en date du 17 août 2015 renvoyait la société de négoce CGM VINS et ses représentants devant le tribunal correctionnel de Bordeaux pour avoir commis une pratique commerciale trompeuse en créant une confusion avec un autre bien ou service, un nom commercial ou un signe distinctif de concurrent.
Cette infraction se matérialisait par l’apposition, sur l’étiquette du vin déposé sous la marque « COUREAU & COUREAU PETRUS LAMBERTINI MAJOR BURDIGALENSI 1208 », de la mention « PETRUS LAMBERTINI 2010 » en caractères gras alors que les termes « MAJOR BURDIGALENSI 1208 » étaient présentés en caractères fins au sein d’un symbole religieux, et ce tout en présentant le vin comme un second vin en l’absence de premier vin.
Par ces faits, les prévenus étaient alors accusés de commettre une pratique commerciale trompeuse en laissant penser que leur vin était le second vin de la société civile du CHATEAU PETRUS, ce qui serait constitutif d’une infraction pénale prévue par le Code de la consommation.
Le tribunal correctionnel de Bordeaux a, dans son jugement contradictoire rendu en date du 11 février 2016, déclaré les prévenus coupables des faits reprochés au pénal et responsables du préjudice subi par le CHATEAU PETRUS au civil.
La société CGM VINS a interjeté appel du jugement sur les dispositions civiles et pénales, alors que le Ministère public formait incidemment appel des dispositions pénales de la même décision et le CHATEAU PETRUS interjetait appel du dispositif civil.
La décision de la Cour d’appel de Bordeaux rendue le 3 avril 2018 se prononce sur les dispositions pénales dans cette affaire.
Motifs de la décision :
À titre liminaire, la Cour rappelle, conformément aux textes en vigueur que :
« Une pratique commerciale est réputée trompeuse lorsqu’elle contient des informations fausses ou qu’elle est susceptible d’induire en erreur le consommateur moyen et qu’elle est, en outre, de nature à altérer de manière substantielle le comportement économique de celui-ci en le conduisant à prendre une décision commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement. »
Sur cette base, la Cour procède à une double analyse en se demandant, d’une part, si la pratique en cause repose sur des allégations, indications ou présentations fausses et, d’autre part, si la pratique commerciale a été commise de manière à créer une confusion ou si elle est de nature à induire en erreur – deux expressions appartenant, d’après la Cour, au même registre et étant donc assimilées dans l’analyse.
- Sur les allégations indications ou présentations fausses :
Elles sont écartées car, selon la Cour, les faits qui matérialisaient l’infraction d’après l’accusation ne peuvent être qualifiés de la sorte :
- Le fait que ne figure en caractère gras que la mention « PETRUS LAMBERTINI » : cet élément serait objectif selon la Cour, ces termes font référence au premier maire de Bordeaux et les prévenus auraient légitimement retenu la version latine du nom dudit maire (PETRUS LAMBERTINI) au détriment de son nom français (PIERRE LAMBERT) ce dernier étant moins « porteur ».
- Le fait que figure en caractères fins la mention « MAJOR BURDEGALENSIS 1208 » incluse dans un symbole religieux : ces éléments font référence aux clés de la ville refusées aux assaillants castillans par le premier maire de l’ancienne Burdigala, ces faits historiques étant clairement expliqués sur la contre-étiquette du produit litigieux, ils ne peuvent être considérés comme étant faux.
- La mention de second vin figurant sur l’étiquette : un premier vin était a priori en préparation, la mention ne serait donc pas fausse et, par ailleurs, la Cour considère qu’il est possible de commercialiser un vin sous une marque en tant que second vin sans avoir réalisé, pour un millésime donné, un premier vin.
- Sur la pratique susceptible de créer une confusion ou induisant en erreur :
La Cour retient une impression d’ensemble différente entre l’étiquette du vin litigieux et celle du vin du CHATEAU PETRUS.
Par ailleurs, la Cour relève « une utilisation habile de la marque pour attirer la clientèle », ce qui ne suffit toutefois pas à constater un comportement pénalement répréhensible.
La Cour s’attache alors à savoir s’il ne résulterait pas de cette habileté une utilisation maligne de la marque antérieure du CHATEAU PETRUS. Cela aurait été le cas si :
- Dans la présentation de la marque, le nom du maire (LAMBERTINI) était devenu un accessoire mineur de son prénom (PETRUS). Or la Cour retient que ce n’est pas le cas dans la mesure où « LAMBERTINI » et « PETRUS » sont inscrits avec les mêmes caractères.
- Sur l’étiquetage du vin litigieux, il avait été fait référence à PETRUS afin de faire croire que ledit vin serait un second vin du CHATEAU PETRUS. Or tel ne serait pas le cas, et le vin revendique l’appellation « Côtes de Bordeaux » qui ne permettrait donc pas, selon la Cour, la moindre confusion avec le prestigieux vin de Pomerol dénommé PETRUS.
Ainsi, le consommateur ne serait pas susceptible d’être induit en erreur par le vin PETRUS LAMBERTINI car il n’y aurait pas d’ambigüité sur l’étiquette. Selon la Cour, le consommateur moyennement averti serait suffisamment informé pour savoir qu’un second vin de PETRUS ne pourrait pas être produit en Côtes de Bordeaux car il saurait que PETRUS est un vin d’appellation Pomerol, de plus le consommateur saurait que PETRUS n’a pas de second vin.
Compte tenu de ces éléments, la Cour considère que la pratique commerciale trompeuse n’est pas caractérisée.
L’affaire n’est pas encore conclue puisque le CHATEAU PETRUS a d’ores et déjà fait part de son intention de se pourvoir en Cassation, tandis qu’en parallèle, la procédure au civil est toujours en cours.
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Notre analyse :
Sur le principe, l’affaire est intéressante puisqu’elle interroge, d’une part, sur la question des homonymies en matière viticole – et plus précisément sur le droit au toponyme qui ne s’applique pas ici, puisque nous sommes en présence d’une marque de négoce – et d’autre part, sur les critères stricts retenus par la Cour pour l’appréciation du risque de confusion.
- Le droit au toponyme :
En l’espèce, le cofondateur de CGM VINS se défendait dans la presse en invoquant les nombreux cas d’homonymie que l’on trouve dans le monde viticole.
Or, lorsqu’elles ne sont pas le fait de la tolérance d’un titulaire de marque antérieure, ces homonymies viticoles se justifient la plupart du temps par le droit au toponyme reconnu par la jurisprudence, en vertu duquel « le propriétaire des parcelles de terre complantées en vigne peut légitimement utiliser le nom du terroir pour désigner les vins qu’il y récolte, sous réserve de prendre les dispositions nécessaires pour éviter toute confusion avec les dénominations utilisées antérieurement et régulièrement par un autre propriétaire récoltant sur le même terroir[1] ».
C’est en application de ce principe que le Château Petrus Gaïa a été autorisé à coexister avec le Château Petrus, la Cour d’Appel de Bordeaux reconnaissant l’existence d’un lieu-dit Petrus sur l’exploitation viticole des Vignobles Guérin. En conséquence, « ces derniers avaient droit à l’utilisation de ce toponyme dans leur dénomination commerciale et dans leur marque à la condition d’y adjoindre un suffixe permettant l’écarter tout risque de confusion avec la marque notoire “PETRUS”[2] ».
Il s’agit là d’une spécificité propre aux marques viticoles (à savoir, les marques constituées d’une dénomination géographique désignant le lieu-dit ou l’exploitation dont sont issus les vins, et qui garantissent ainsi une provenance géographique).
Ce principe, également connu sous le nom de privilège du tènement, suppose trois conditions cumulatives, à savoir : 1) un usage de bonne foi, 2) de manière ancienne et 3) sans risque de confusion d’un nom de lieu-dit, autorisant ainsi une exploitation à commercialiser ses vins sous ce nom, à condition d’y ajouter un suffixe ou un préfixe distinctif.
C’est en se livrant à une appréciation stricte de ces trois conditions que les tribunaux ont rejeté la demande en annulation de la marque Château la Tour de Ségur et en interdiction du toponyme Latour formée par la société civile du Château Latour, en relevant notamment que le domaine possédait des parcelles cadastrées dénommée Latour et que l’usage de la marque Château la Tour de Ségur était établi depuis 1929 et avait été réalisé au vu et au su de tous, de manière loyale et ininterrompue. Ainsi, « la situation géographique et l’usage ancien fondaient la légitimité de l’emploi du terme Château la Tour de Ségur[3] ».
- Une appréciation sévère du risque de confusion :
Si le droit au toponyme constitue une exception strictement encadrée en matière de marque viticole, on s’étonnera que pour une marque commerciale – ou en l’occurrence ici pour l’analyse de l’existence d’une pratique commerciale trompeuse – l’appréciation des juges soit plus flexible.
C’est pourtant ce qui semble ressortir de la présente décision, la Cour relevant notamment que l’on « comprend bien que choisir pour marque de vin PIERRE LAMBERT eut été sans doute moins « porteur » que choisir PETRUS LAMBERTINI » et que ce choix constitue « une utilisation habile de la marque pour attirer la clientèle », mais ne saurait cependant « signer un comportement qui serait pénalement répréhensible ».
Selon la Cour, il s’agit d’ailleurs là d’une technique inhérente à la commercialisation des vins dits de marque, c’est-à-dire n’étant pas rattachés à une exploitation viticole particulière. « Dès l’instant où une telle technique de commercialisation est légale et admise, il est bien évident que le choix de la marque sous laquelle sera vendu le vin est très ouvert et qu’il doit faire l’objet d’une réflexion pertinente quant au caractère « porteur » des mots ou signes qui composeront cette marque ». La Cour reconnaît ainsi le caractère porteur du terme PETRUS, et par là le caractère distinctif élevé du signe antérieur, qui est ici repris « dans le but manifeste d’attirer l’attention du client ».
Pourtant, la Cour évacue le risque de tromperie, en accordant une grande compétence au « consommateur moyennement averti en matière de vin » qui « sait qu’il existe des appellations » et qui sait donc, comme expliqué plus haut, que PETRUS est un vin d’appellation Pomerol et que donc le vin PETRUS LAMBERTINI d’appellation Côtes de Bordeaux ne peut en être son second vin. Par ailleurs, la Cour considère que le faible pris du vin PETRUS LAMBERTINI (10€) permettrait de lever la confusion avec PETRUS.
Un tel raisonnement nous semble surprenant, alors même que de nombreuses études ont souligné le caractère angoissant de l’acte d’achat de vin pour le consommateur, face à une offre complexe et à des informations difficiles à interpréter.
A contrario, la Cour d’appel de Bordeaux avait considéré que la très grande notoriété attachée à la marque CHEVAL BLANC induisait un risque de confusion pour le consommateur moyennement attentif et compétent, lequel serait amené à penser, en achetant un vin portant la dénomination sociale EARL C. de Cheval Blanc qu’il s’agissait d’un vin ayant une relation directe avec la production prestigieuse de la société civile Château Cheval Blanc, de nature à lui assurer une garantie de qualité, de provenance et de réputation.
D’ailleurs, dans son appréciation du risque de confusion, la Cour retenait que le fait que le vin d’AOC soit commercialisé à un prix nettement inférieur au vin grand cru classé n’excluait pas ce risque de confusion[4].
Il semblerait ici que le risque d’association entre le vin PETRUS LAMBERTINI et PETRUS soit négligé au profit d’une analyse restrictive de l’existence d’un risque de confusion entre les produits.
Ceci étant, nous relevons que les dispositions du code de la consommation, en l’occurrence ici les pratiques commerciales trompeuses, restent un fondement intéressant au profit de la défense d’une marque, qui permettent notamment d’agir au pénal.
Annabella BIFFI et Marion ALARY – Juristes en propriété intellectuelle au sein du département LexWine.
[1] Cour de cassation, Chambre commerciale, 9 Novembre 1981, Bulletin 1981, IV, n° 386 (2), p. 365 (rejet), CONSORTS BOUTEILLER / SICA DU FORT MEDOC, S.A. GINESTET.
[2] Cour d’appel, Bordeaux, 1re chambre, section A, 23 Mai 2005 – n° 04/00512, SOCIETE CIVILE CHATEAU PETRUS / S.C.E.A. DES V GUERIN, Monsieur Roland G, Madame Christine M épouse G.
[3] Cour d’appel de Bordeaux, 1re chambre, section A, 3 Décembre 2001, n° 98/05638, SOCIETE CIVILE DU VIGNOBLE DU CHATEAU LATOUR / CGFV DU CHATEAU LA TOUR DE SEGUR, CEA PIERRE BERJAL ET CIE, confirmé par cour de cassation, Chambre commerciale, 3 Mars 2004 – n° 02-11.128.
[4] Cour d’appel, Bordeaux, 1re chambre civile, section A, 5 Mai 2015 – n° 14/00275, Cassé par l’arrêt de la Cour de Cassation du 8 juin 2017, pour forclusion par tolérance.