Retour sur une décision que nous attendions tous.
Pour rappel, cette bataille oppose le géant de la télévision britannique, Sky, et la startup Skykick spécialisée dans les services cloud.
Sur la base de certaines de ses marques SKY, la société éponyme avait attaqué en contrefaçon Skykick. En réponse, cette dernière invoquait le manque de clarté et de précision des libellés des marques opposées, notamment pour le terme « logiciels », ainsi que la mauvaise foi de leur titulaire, qui n’aurait jamais eu l’intention d’utiliser ses marques pour tous les produits et les services visés aux dépôts.
La Haute Cour de justice d’Angleterre et du Pays de Galles a préféré s’en remettre à la CJUE en posant les questions préjudicielles suivantes :
- Le manque de clarté et de précision d’un libellé, empêchant ainsi de déterminer précisément l’étendue de la protection conférée par la marque, est-il un motif de nullité de ladite marque ? Dans une telle situation, quid du terme « logiciel » et de sa compatibilité avec la fonction d’indication d’origine de la marque ?
- La mauvaise foi est-elle caractérisée lorsque l’enregistrement d’une marque a été demandé par un titulaire sans aucune intention de l’utiliser ou seulement pour certains des produits et services visés ? Dans une telle situation, peut-on conclure à une mauvaise foi seulement partielle ?
Dans ses conclusions, qui ont pu être jugées révolutionnaires, l’Avocat Général Tanchev suggérait :
- Un renforcement du principe de spécialité en proposant que le manque de clarté et de précision puisse être considéré comme contraire à l’ordre public, de sorte qu’une marque puisse être invalidée sur ce fondement.
- Une appréciation large de la notion de mauvaise foi en avançant que l’intention délibérée d’obtenir des droits sans aucune intention de les utiliser, voire même en vue de bloquer des tiers, caractérisait la mauvaise foi.
Comme évoqué dans notre premier article, ces propositions avaient le mérite de bousculer la pratique du droit de l’Union Européenne en termes d’appréciation des libellés de produits et services, mais laissaient quelques interrogations.
La CJUE est venue clore le débat le 29 janvier dernier dans son arrêt préjudiciel (affaire C-371/18), dont voici notre analyse.
Contenu
A la question portant sur la possibilité de déclarer, en tout ou partie, nulle une marque en raison du manque de clarté et de précision de son libellé, la Cour suit l’avis de l’Avocat Général (AG) et répond par la négative.
En effet, elle précise que les motifs de nullité d’une marque sont limitativement et exhaustivement énumérés par les textes. Dès lors que ces derniers ne font pas mention du défaut de clarté et de précision des termes utilisés pour désigner les produits et services, la nullité d’une marque ne peut être prononcée sur ce fondement.
En revanche, concernant plus spécifiquement la contrariété à l’ordre public, le juge européen tranche avec les recommandations de l’AG et précise, au point 66 de la décision, que cette notion « ne saurait être comprise comme se rapportant à des caractéristiques relatives à la demande d’enregistrement elle-même, telles que la clarté et la précision des termes employés pour désigner les produits ou services visés ».
La Cour rappelle alors simplement que le titulaire d’une marque au libellé large peut être déchu de ses droits pour non-usage à l’issue du délai de 5 ans post-enregistrement en l’absence d’usage sérieux des produits et services (points 69, 70, 71).
Compte-tenu de ce qui précède, la deuxième question préjudicielle, portant sur la conformité du libellé « logiciel » avec l’exigence de clarté et de précision, n’est donc pas tranchée.
Sur les troisième et quatrième questions, portant sur la caractérisation de la mauvaise foi dans le cas d’une marque demandée par un titulaire sans aucune intention de l’utiliser, la Cour confirme que cette notion, qui ne bénéficie d’aucune définition précise, « suppose la présence d’un état d’esprit ou d’une intention malhonnête » (point 74).
Appliqué au contexte du droit des marques, et à la vie des affaires, une telle mauvaise foi est caractérisée dès lors que le titulaire d’une marque n’agit pas « dans le but de participer de manière loyale au jeu de la concurrence, mais avec l’intention de porter atteinte […] aux intérêts de tiers ou avec l’intention d’obtenir, sans même viser un tiers en particulier, un droit exclusif à des fins autres que celles relevant des fonctions d’une marque », et plus spécifiquement celle d’indication d’origine.
Il est ici précisé que la mauvaise foi s’apprécie au jour du dépôt et n’est caractérisée « que s’il existe des indices objectifs pertinents et concordants » permettant de démontrer que le titulaire a sciemment agit dans un but autre que celui du respect de la fonction de la marque.
Le juge reste toutefois pragmatique dans cette appréciation et rappelle que le simple fait que le demandeur n’ait pas d’activité économique correspondant aux produits et services visés dans sa demande lors du dépôt n’est pas suffisant pour caractériser sa mauvaise foi.
Il précise enfin que si la mauvaise foi ne porte que sur une partie des produits et services, alors la marque ne doit être déclarée nulle que pour ces produits et services.
Portée
Si cette décision n’apparait finalement pas si sensationnelle ni révolutionnaire, elle a le mérite de rappeler précisément que les motifs de nullité sont strictement définis par les textes et que la mauvaise foi est une notion relativement souple visant tout comportement allant à l’encontre du respect de la fonction d’indication d’origine de la marque.
Elle s’inscrit ainsi dans la lignée de la jurisprudence actuelle (arrêts Koton C-104/18 P et Monopoly R1849/2017-2 notamment), qui tend à élargir la notion de mauvaise foi en réaction à la problématique des dépôts abusifs.
Toutefois, des libellés larges semblent toujours possibles dès lors qu’ils sont cohérents avec l’activité réelle ou projetée. Par la force des choses, il sera plus simple pour les grands groupes proposant une variété de produits et services de justifier de ce type de libellé que pour des petites sociétés spécialisées dans un seul secteur d’activité.
Concernant les questions du manque de clarté et de précision du libellé, et plus spécifiquement des « logiciels », nous regrettons que le juge ne se soit pas davantage prononcé. A ce jour, le titulaire d’une marque au libellé comportant des termes larges susceptibles de concerner des secteurs variés, tels que les « logiciels », peut donc continuer à bloquer de nouveaux titulaires.
A notre sens, il serait temps que la pratique européenne s’aligne sur celles d’autres grands territoires tels que les Etats-Unis et mette enfin fin à ce type de libellés accordant des monopoles injustifiés et bloquant le marché. Mais relativisons : reconnaitre une nullité pure et dure pour défaut de clarté et précision du libellé aurait créé une grande incertitude en pratique. Une solution efficace serait de prendre le problème par la racine, à savoir dès l’examen des demandes de marques.
Finalement, si l’adoption d’un dépôt large reste donc toujours possible, il est nécessaire de s’interroger en amont sur sa légitimité et les raisons pour lesquelles il est parfaitement justifié. Du côté de celui qui se voit opposer une marque antérieure au périmètre particulièrement étendu, cette décision confirme qu’une fenêtre de tir est ouverte pour sa défense : remettre en cause le caractère abusif de ce droit antérieur.
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Depuis, la High Court of Justice, dans sa décision HC-2016-001587 du 29 avril dernier, a pu appliquer les clarifications apportées par la CJUE aux faits de l’affaire.
Sans surprise, le juge britannique considère que le manque de clarté et précision n’est pas un motif sérieux d’invalidité. Il rejette cependant partiellement les marques de Sky pour mauvaise foi pour certains produits et services qu’elle n’avait pas l’intention d’exploiter, en expliquant qu’il n’y avait pas de raison prévisible pour qu’elle le fasse dans le futur, et qu’il s’agissait clairement d’une stratégie intentionnelle d’obtenir une protection large afin de bloquer les tiers.
Dans ce contexte, la Cour a procédé à une spécification des termes liés aux « logiciels », mais considère que le risque de confusion persiste pour les services de “transmission de courriels”, non contestés par Skykick au début de l’affaire. Pour ce terme-là, il existe donc bien un risque de confusion entre les marques Sky et Skykick. La startup, bien que globalement satisfaite de la décision, a indiqué explorer un potentiel appel[1]…
[1] https://www.skykick.com/press_releases/sky-trade-marks-held-partly-invalid-on-bad-faith-by-english-court/