Cet article a été publié dans la Revue Francophone de la Propriété Intellectuelle – Numéro 15 (aout 2022) – http://revue-rfpi.com/archives/#N15.
Ces dernières années la question du régime de protection des AOP a été particulièrement discutée, notamment par la CJUE. Au travers de décisions récentes, les contours de la notion d’évocation ont été largement précisés dans le sens d’une surprotection de celles-ci. Cette tendance est à contre-courant du durcissement du régime de protection des marques et peut s’avérer insécurisant pour les titulaires de marques.
Introduction
Depuis de nombreuses années, l’Union européenne porte une attention particulière à la protection des indications géographiques protégées (IGP) et des appellations d’origine protégées (AOP).
Le Règlement portant organisation commune des marchés des produits agricoles[1] précise qu’« il convient de protéger les appellations d’origine et les indications géographiques contre toute utilisation visant à profiter de la réputation associée aux produits répondant aux exigences correspondantes. Pour favoriser une concurrence loyale et ne pas induire en erreur les consommateurs, il convient que cette protection concerne également des produits et services ne relevant pas du présent règlement, y compris ceux qui ne figurent pas à l’annexe I des traités. »
Dans cette lignée, tant au sein de l’Union Européenne, qu’en France, le droit des marques protège les IGP / AOP en leur attribuant un régime de protection privilégié non basé sur la recherche d’un risque de confusion.
En effet, dans le cadre de ce régime, c’est la constitution d’une atteinte à l’IGP/AOP qui occupe une place centrale.
En vertu de l’article 13, paragraphe 1 b) des règlements n°510/2006 et n°1151/2012, les dénominations enregistrées sont notamment protégées contre toute usurpation, imitation ou évocation, même si l’origine véritable du produit est indiquée ou si la dénomination protégée est traduite ou accompagnée d’une expression telle que « genre », « type », « méthode », « façon », « imitation », ou d’une expression similaire.
Si les notions d’usurpation et d’imitation constituent des cas relativement précis d’atteinte, la notion d’évocation nécessitait quant à elle d’être précisée en jurisprudence.
I. L’établissement de la notion d’évocation à l’AOP en jurisprudence
Ces dernières années, plusieurs arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE ») sont venus élargir la notion d’évocation de l’AOP de sorte que sa protection ne semble plus limitée à ses seuls éléments verbaux ni même à des produits ou services similaires aux produits qu’elle couvre.
La notion d’« évocation » de l’AOP avait été définie[2] comme la situation dans laquelle une partie de celle-ci est utilisée au sein d’un signe désignant un produit, de sorte que le consommateur, en présence du nom du produit en cause, est amené à avoir à l’esprit, comme image de référence, la marchandise bénéficiant de cette indication ou de cette appellation. On sait aujourd’hui que cette définition n’est pas limitative et ne saurait être interprétée comme posant des conditions devant être nécessairement remplies pour constituer l’évocation d’une AOP.
Cette évolution jurisprudentielle apparait notamment au travers des arrêts mentionnés ci-après et par lesquels il a été constaté que l’évocation de l’AOP ne se limite pas à l’évocation de ses éléments verbaux (A), que son régime se rapproche dans l’esprit de l’examinateur à celui de la marque de renommée (B), conduisant à une protection particulièrement élargie (C).
A. L’arrêt Queso Manchego du 2 mai 2019[3]
Dans cette affaire, la Fondation Queso Manchego, chargée de gérer et de protéger l’AOP « queso manchego » a introduit un recours devant la juridiction espagnole de première instance visant à ce qu’il soit déclaré que les étiquettes utilisées par la société Industrial Quesera Cuquerella SL (ci-après « IQC ») pour commercialiser les fromages « Adarga de Oro », « Super Rocinante » et « Rocinante », ainsi que l’utilisation des termes « Quesos Rocinante » constituent une évocation illicite de l’AOP « queso manchego ».
La juridiction espagnole de première instance a rejeté ce recours[4] au motif que les signes et les dénominations utilisés par IQC pour commercialiser les fromages qui n’étaient pas couverts par l’AOP « queso manchego » ne présentaient aucune similitude visuelle ou phonétique avec les AOP « queso manchego » ou « la Mancha », et que l’utilisation de signes tels que la dénomination « Rocinante » ou l’image du personnage littéraire de Don Quijote de la Mancha évoquent la région de la Mancha (Espagne) et non le fromage couvert par l’AOP « queso manchego ». L’arrêt d’appel[5] a confirmé les termes du jugement. La requérante au principal a formé un pourvoi contre cet arrêt devant le Tribunal Supremo (Cour suprême espagnole) qui a décidé de surseoir à statuer et de poser trois questions préjudicielles[6].
Deux de ces questions viennent directement définir les contours de la notion d’évocation :
- L’évocation de l’AOP, doit-elle nécessairement se produire par l’emploi d’éléments verbaux présentant une similitude visuelle, phonétique ou conceptuelle avec l’AOP ou peut-elle se produire par l’emploi de signes figuratifs évoquant l’AOP?
La Cour répond que le critère déterminant pour établir si un élément évoque la dénomination enregistrée, au sens de l’article 13, paragraphe 1, sous b), du règlement n°510/2006, est celui de savoir si cet élément est susceptible de rappeler directement à l’esprit du consommateur, comme image de référence, le produit bénéficiant de cette dénomination.
Dès lors, il ne peut être, par principe, exclu que des signes figuratifs soient aptes à remplir cette condition en raison de leur proximité conceptuelle avec la dénomination.
Ainsi, l’évocation d’une dénomination enregistrée est susceptible d’être produite par l’emploi de signes figuratifs et il appartiendra à la juridiction nationale d’apprécier concrètement si des signes figuratifs sont susceptibles de rappeler directement à l’esprit du consommateur les produits bénéficiant d’une dénomination enregistrée.
- Dans le cas d’une AOP de nature géographique et s’agissant des mêmes produits ou de produits comparables, l’utilisation de signes évoquant la région à laquelle est liée l’AOP peut-elle être considérée comme une évocation de l’AOP elle-même, qui est inacceptable, y compris dans le cas où l’utilisateur de ces signes est un producteur établi dans la région à laquelle est liée l’AOP mais que ses produits ne sont pas couverts par cette AOP ?
Le juge européen répond que l’utilisation de signes figuratifs évoquant l’aire géographique à laquelle est liée une appellation d’origine est susceptible de constituer une évocation de celle-ci. Cette évocation est susceptible d’être caractérisée y compris dans le cas où lesdits signes figuratifs sont utilisés par un producteur établi dans cette région, pour des produits non couverts par l’appellation mais similaires ou comparables à ceux protégés.
Il ajoute que considérer l’inverse reviendrait à permettre au producteur d’utiliser des signes figuratifs qui évoquent l’aire géographique dont le nom fait partie d’une appellation d’origine couvrant un produit identique ou similaire à celui de ce producteur et, partant, de lui faire profiter de manière indue de la réputation de cette appellation.
S’agissant de la troisième question préjudicielle posée, il était demandé à la CJUE si le consommateur pertinent devait être perçu comme le consommateur européen de manière générale ou comme le consommateur de l’Etat membre dans lequel le produit protégé par l’AOP est protégé et majoritairement consommé. La CJUE indique que le consommateur pertinent en matière d’évocation est le consommateur moyen européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé. Elle précise néanmoins que cela n’empêche pas que l’existence d’une évocation puisse également être évaluée uniquement par rapport aux consommateurs d’un seul État membre (bien que cette hypothèse ne se soit pas encore présentée en jurisprudence).
Cet arrêt apporte ainsi deux éclairages importants, à savoir que l’évocation de l’AOP ne se limite pas à l’évocation de ses éléments verbaux et qu’elle peut être constituée de manière plus indirecte par l’évocation de l’aire géographique de l’AOP.
B. L’arrêt Champanillo du 9 septembre 2021[7]
Dans cette affaire, le Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne (CIVC) a agi contre la société GB considérant que l’utilisation du signe Champanillo par ladite société pour désigner et promouvoir des bars à tapas sur les réseaux sociaux ainsi que par le biais de dépliants publicitaires constituait une violation de l’AOP « Champagne ».
En première instance, le juge espagnol a estimé que l’utilisation du signe CHAMPANILLO par GB n’évoquait pas l’AOP « Champagne » car le signe ne visait non pas du champagne mais des services de restauration[8].
Saisie d’un recours, l’Audiencia Provincial de Barcelone[9] (Cour provinciale de Barcelone, Espagne) a interrogé la CJUE sur la question de savoir si l’évocation à l’AOP pouvait être constituée par une dénomination désignant des produits différents de ceux de l’AOP.
La CJUE répond à cette interrogation en plusieurs points en précisant notamment deux éléments :
D’une part, si l’AOP concerne exclusivement des produits, tel n’est pas le cas pour l’évocation de l’AOP dont la protection couvre toute utilisation de celle-ci, que ce soit par des produits ou des services. La Cour ajoute que considérer l’inverse ne permettrait pas de protéger l’AOP correctement dès lors que la réputation d’un produit bénéficiant d’une AOP est également susceptible d’être indument exploitée dans le cadre de services présentant un lien avec lesdits produits.
D’autre part, l’existence d’une évocation n’est pas conditionnée au fait que le produit bénéficiant d’une AOP et le produit ou le service couvert par le signe litigieux soient identiques ou similaires dès lors qu’il existe un lien suffisamment direct et univoque entre le signe litigieux et l’AOP. Pour établir ce lien, il peut notamment être tenu compte de la proximité conceptuelle entre l’AOP et la dénomination.
Dans cet arrêt, la CJUE tend à nouveau vers une conception large de l’évocation de l’AOP, rapprochant le régime de l’atteinte à l’AOP de celui de l’atteinte à la marque de renommée qui exige qu’un lien soit établi dans l’esprit du consommateur.
Au vu de la protection élargie qui semble être donnée aux AOP par la CJUE, il est légitime de penser que le raisonnement adopté dans l’arrêt Morbier[10] pourrait être repris en matière d’évocation. Si tel est le cas, la notion d’évocation couvrirait également l’hypothèse dans laquelle les caractéristiques esthétiques du produit objet de l’AOP seraient reprises au sein d’un produit commercialisé sous une dénomination différente de l’AOP.
C. L’arrêt Morbier du 17 décembre 2020
Dans cet arrêt marquant, la CJUE réutilise le raisonnement développé dans l’affaire Queso Manchego et répond à la question de savoir si l’atteinte à l’AOP peut être constituée par la reprise des caractéristiques physiques d’un produit couvert par une AOP, sans utilisation de la dénomination enregistrée.
Dans cette affaire, le Syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier chargé de la défense de l’AOP Morbier reprochait à la Société Fromagère du Livradois de porter atteinte à cette appellation et de commettre des actes de concurrence déloyale et parasitaire en fabriquant et en commercialisant un fromage reprenant l’apparence visuelle du produit couvert par l’AOP.
Cette demande fut rejetée en première instance[11] et par la cour d’appel de Paris[12]. Saisie d’un pourvoi, la Cour de cassation a ainsi posé la question suivante à la CJUE :
« Les articles 13, paragraphe 1, respectifs des règlements nos 510/2006 et 1151/2012 doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils interdisent uniquement l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée ou doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils interdisent la présentation d’un produit protégé par une appellation d’origine, en particulier la reproduction de la forme ou de l’apparence le caractérisant, susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit, même si la dénomination enregistrée n’est pas utilisée ? »
La CJUE commence par rappeler le principe selon lequel les articles 13, paragraphe 1, des règlements n°510/2006 et 1151/2012 n’interdisent pas uniquement l’utilisation par un tiers de la dénomination enregistrée. Elle considère qu’ils doivent être interprétés comme interdisant la reproduction de la forme ou de l’apparence caractérisant le produit couvert par une dénomination enregistrée lorsque cette reproduction est susceptible d’amener le consommateur à croire que le produit en cause est couvert par l’AOP. Elle précise qu’il y a lieu d’apprécier si ladite reproduction peut induire en erreur le consommateur européen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, en tenant compte de tous les facteurs pertinents en l’espèce.
Si en l’espèce, le point de droit débattu était de savoir si la reprise de caractéristiques d’un produit protégé par une AOP peut constituer une pratique susceptible d’induire le consommateur en erreur quant à la véritable origine du produit, le raisonnement de la Cour, très proche de celui de l’affaire Queso Manchego, porte à croire que cela pourrait aisément constituer une évocation de l’AOP.
Il semble que le juge européen ait une conception très large de la notion d’évocation sans qu’il soit possible, au sein des textes, de dégager des conditions impératives à réunir pour constituer une évocation de l’AOP. L’essentiel pour la CJUE est que le consommateur établisse un lien entre le terme utilisé ou les éléments figuratifs utilisés pour désigner le produit en cause et l’indication géographique protégée, sans autre condition restrictive.
II. L’adoption d’un régime inédit et hybride issu de régimes existants
A la lumière de cette évolution jurisprudentielle, il ressort que le régime en train d’être tissé pour la protection des AOP est un régime hybride, entre celui des marques de renommées (A) et celui de la concurrence déloyale, et plus particulièrement le parasitisme (B).
A. La reprise de l’esprit du régime de la marque de renommée
Dans l’article 9, 2 c) du Règlement sur la marque de l’Union européenne, le législateur européen indique que le que le régime de protection de la marque renommée s’applique si « le signe est identique ou similaire à la marque de l’Union européenne, indépendamment du fait que les produits ou services pour lesquels il est utilisé soient identiques, similaires ou non similaires à ceux pour lesquels la marque de l’Union européenne est enregistrée, lorsque celle-ci jouit d’une renommée dans l’Union et que l’usage de ce signe sans juste motif tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque de l’Union européenne ou leur porte préjudice » (texte transposé de manière quasiment identique en droit français à l’article L.713-3 du Code de la propriété intellectuelle).
Les conditions énumérées sont des conditions cumulatives. Par conséquent, cela réduit considérablement le champ d’application de ce texte. Ainsi, il ne suffit pas qu’il existe une reprise d’une marque pourvue d’une certaine renommée pour que le tiers se voie refuser automatiquement l’enregistrement de sa marque.
Par la création de ce régime, le législateur a souhaité étendre le champ de protection de la marque de renommée en la sortant du régime traditionnel du droit des marques, afin de récompenser, d’une certaine façon, les investissements et les efforts continus des titulaires de telles marques. Ainsi, et au même titre que ce qui est fait pour les AOP, il est légitime de considérer que la protection de ces signes doit bénéficier d’une protection renforcée, qui s’étend alors au-delà du principe de spécialité. Pour rappel, ce principe exprime l’idée qu’une marque n’est protégée que pour les produits et/ou services qu’elle vise dans le cadre de son dépôt. Il s’agit d’un principe nécessaire dans la mesure où il permet d’assurer le respect de la liberté du commerce et de l’industrie de tous les opérateurs.
Cependant, si le traitement de la protection des AOP par la jurisprudence rejoint l’esprit du régime de la marque de renommée, cela aboutit à ce que la simple évocation et l’établissement d’un lien entre les signes dans l’esprit du consommateur suffisent à rejeter une marque tierce, sans avoir à démontrer une quelconque faute, ou le moindre préjudice.
A ce titre, pour ce qui est des marques renommées, dans un arrêt Intel[13], la CJUE a indiqué que « le fait que la marque postérieure évoque la marque antérieure renommée dans l’esprit du consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, équivaut à l’existence d’un lien, au sens de l’arrêt Adidas-Salomon et Adidas Benelux, (…), entre les marques en conflit ».
Néanmoins, et comme cela a été précisé dans un arrêt General Motors[14], si les produits ou services concernés sont différents au point que les consommateurs pertinents ne seront pas amenés à percevoir un lien entre les signes, on ne pourra pas rejeter cette marque sur la base du seul fait que le signe contesté puisse évoquer la marque de renommée. Il est nécessaire d’analyser le public concerné, et l’existence d’un lien entre les deux signes dans l’esprit du consommateur au regard des produits ou services concernés.
Il s’agit là d’une différence fondamentale entre les deux régimes qui met en avant un véritable déséquilibre dans l’accessibilité à la défense de leurs droits par les différents titulaires.
B. La transposition du régime du parasitisme à l’AOP
D’après la jurisprudence, la définition du parasitisme est la suivante : « l’ensemble des comportements par lesquels un agent économique s’immisce dans le sillage d’un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire ». [15]
Ainsi, dans le cadre d’un conflit sur la base de ce fondement, les juges chercheront à ce qu’il soit démontré qu’un tiers cherche à utiliser la notoriété et les investissements d’un titulaire de droit antérieur à son profit, sans qu’il y ait nécessairement la volonté de rechercher la confusion avec la marque antérieure. Néanmoins, un préjudice doit pouvoir être caractérisé afin que ce fondement soit retenu.
Si ces conditions sont remplies, il est alors possible d’obtenir la cessation de l’exploitation d’un signe, potentiellement pour un périmètre plus large que celui dans lequel une marque antérieure a été protégée, et/ou une dénomination antérieure est exploitée.
Ici encore, ce régime diffère de celui de l’AOP en ce que ce dernier ne nécessite aucunement la caractérisation d’un préjudice. Une fois de plus, le titulaire d’une marque traditionnelle se voit appliquer un régime plus rigoureux que celui de l’AOP.
C. La création d’une insécurité juridique
Quand on analyse le régime de protection qui se dessine pour les AOP par opposition à celui des marques, on peut se poser la question de savoir si celui-ci n’est pas, d’une certaine façon, exorbitant. En effet, celui-ci ne semble exiger aucune condition d’application.
Il est d’ailleurs intéressant de s’interroger sur les raisons de la mise en place d’un régime si souple. Pourquoi une AOP devrait-elle bénéficier d’une protection plus forte et étendue qu’une marque par exemple ? Existe-t-il une raison juridique ou pragmatique derrière cela ?
Quand on y réfléchit, il semble qu’il s’agisse probablement davantage d’une raison économique et commerciale que juridique, à la lumière des différents groupements économiques derrière ces appellations
Dès lors, et si cette protection renforcée des AOP est très positive pour les acteurs des domaines concernés, son caractère exorbitant peut avoir de lourdes conséquences pour les titulaires de marques.
A ce titre, on peut notamment s’interroger sur le sort de marques déjà enregistrées depuis plusieurs années. Compte tenu des évolutions jurisprudentielles, on pourrait tout à fait envisager qu’un détenteur de droits sur une AOP mette en avant, dans le cadre d’une action en nullité, son AOP et l’existence d’un lien d’évocation entre celle-ci et le signe, pour des produits ou services qui ne sont pas ceux couverts par l’AOP, et qui, au moment de l’enregistrement de la marque, n’auraient pas été retenus comme étant préjudiciables à la protection pleine et entière de cette AOP.
On voit alors se dessiner une insécurité juridique très importante pour les différents acteurs économiques.
Conclusion
A la lumière de ce qui précède, il est incontestable que le régime de protection des AOP dépasse le périmètre mis en place à sa création.
S’il est essentiel de renforcer la protection des titulaires de droit, on peut malgré tout s’interroger sur le déséquilibre de protection accordée en fonction du type de droit.
En outre, si le Paquet Marques a eu pour objet principal d’harmoniser les régimes de protection, il semble que la jurisprudence prenne un chemin différent en creusant davantage les différences entre les régimes de droit.
Ainsi, si l’on peut se féliciter de l’existence d’une protection élargie pour les AOP, il est indispensable d’interroger le caractère presque absolu de celle-ci.
Par ailleurs, outre les impacts juridiques que cette évolution jurisprudentielle peut avoir sur les titulaires de droit, il nous semble essentiel de mettre en avant l’importance d’une évolution des pratiques auprès des professionnels de la propriété intellectuelle. Notamment, il semble aujourd’hui inévitable, dans le cadre de toute recherche de disponibilité d’un signe, d’envisager également une recherche parmi les différentes AOP de façon à se prémunir d’un risque supplémentaire, peut être principalement lorsque les activités concernées relèvent des domaines alimentaires ou artisanaux.
Si la jurisprudence semble être de plus en plus profitable aux détenteurs d’AOP, il est néanmoins impératif de délimiter plus précisément les contours de cette protection afin de permettre à tous les titulaires de droits de se prémunir, dans la mesure du possible, de toute action en ce sens.
Ce risque est d’autant plus présent que depuis l’entrée en vigueur de la loi Pacte, les AOC, AOP et IGP sont susceptibles de constituer des antériorités en France dans le cadre de la procédure d’opposition.
En outre, il est à noter que les contours de cette notion sont principalement débattus par les juridictions européennes. Ainsi, il sera intéressant de voir comment les juridictions françaises appliquent ces principes.
Nous resterons alors très attentifs aux prochaines décisions rendues en ce sens.
Férielle METEKALERD – Conseil en Propriété Intellectuelle / Mélanie VILLANOVA – Conseil en Propriété Intellectuelle
[1] Règlement (UE) n°1308/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) n° 922/72, (CEE) n°234/79, (CE) n°1037/2001 et (CE) n°1234/2007 du Conseil.
[2] CJUE, 7 juin 2018, aff. C-44/17, Scotch Whisky Association, EU:C:2018:415.
[3] CJUE, 2 mai 2019, aff. C‑614/17, Fundación Consejo Regulador de la Denominación de Origen Protegida Queso Manchego, EU:C:2019:344.
[4] Juzgado de 1ª Instancia nº 3 de Albacete. Proc. Ordinario nº 170/2012
[5] Audiencia Provincial Albacete (Cour provinciale d’Albacete), SAP AB 1269/2014, ES:APAB:2014:1269.
[6] Tribunal Supremo (Cour suprême espagnole), ATS 9713/2017, 19 Octubre 2017, ES:TS:2017:9713A
[7] CJUE, 9 septembre 2021, aff. C-783/19, Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne, EU:C:2021:713.
[8] Juzagdo Mercantil (Tribunal de commerce) n° 6 de Barcelona, 13 Julio 2018.
[9] Audiencia Provincial de Barcelona (Cour provinciale de Barcelone, Espagne), 4 octobre 2019.
[10] CJUE, 17 décembre 2020, aff. C‑490/19, Syndicat interprofessionnel de défense du fromage Morbier, EU:C:2020:1043..
[11] Jugement du 14 avril 2016 – Tribunal de grande instance de PARIS – 3ème chambre 4ème section – RG n°13/13650
[12] Cour d’appel de Paris RG n° 16/11371 décision du 16 juin 2017
[13] CJCE, 27 nov. 2008, aff. C-252/07, Intel, EU:C:2008:655, pt. 63.
[14] CJCE, 14 sept. 1999, aff. C-375/97, General Motors, EU:C:1999:408.
[15] Cass. Com., 26 janv.1999, pourvoi n° 96-22.457.