Revenons sur un jugement assez édifiant en termes de stratégie contractuelle qui a été rendu par le Tribunal de commerce de Paris le 7 octobre 2020 confirmé par la Cour d’appel de Paris le 06 janvier 2023 en matière de contrats informatiques suivant la « méthode Agile ».
De quoi s’agit -il ?
La méthode Agile est venue rivaliser avec l’approche traditionnelle de gestion de projets et des contrats qui y sont liés. Elle se décrit comme une méthode plus souple et adaptée, qui permet au projet d’évoluer et de se préciser au fil du temps en mettant les besoins du client au centre des priorités d’un projet dont la réalisation est confiée à un prestataire. Avec des process et un vocabulaire assez spécifiques, elle connait surtout un fort succès dans le cadre des projets de développement informatique.
Que s’est-il passé ?
En l’espèce, la société Oopet, actrice du marché des animaux de compagnie, avait validé le devis de la société Dual, prestataire informatique pour des développements d’applications mobiles, selon les principes de la méthode Agile et sans la production d’un cahier des charges préalable.
Après de nombreuses plaintes exprimées, notamment la lenteur dans la livraison des applications mobiles et les nombreux dysfonctionnements, 2 applications mobiles sont livrées et recettées (Oopet choisi malgré tout de confier le développement des applications sous Android à un nouveau prestataire). Après avoir noté d’autres dysfonctionnements et refusé un devis de Dual pour la correction des bugs et les développements nécessaires, Oopet a fait une demande de restitution des sommes versées auprès de la société Dual, au titre de sa prestation informatique.
Qu’ont décidé les juges ?
Le tribunal a fini par conclure que le prestataire Dual avait exécuté ses obligations contractuelles. En effet, l’obligation de réaliser des tests de fonctionnalité que la société Oopet réclamait à la société Dual ne figurait pas dans le devis et Oopet, qui n’avait pas précisément exprimé ses besoins et objectifs initialement, n’était en conséquence pas en position d’émettre des demandes pouvant finalement être qualifiées de complémentaires à ses demandes initiales, autrement dit non prévues au sein de la prestation.
Par ailleurs, le tribunal rappelle que, puisque les 2 sociétés ont choisi de suivre les principes de la méthode agile sans établir un cahier des charges, les difficultés rencontrées pour « s’accorder sur les prestations », et les erreurs relevées « ne dérogent pas à la norme de ce type de construction en l’absence de cahier des charges et ne présentent pas de caractère anormal ». Autrement dit, il ne suffirait pas de constater des erreurs et des difficultés pour pouvoir invoquer un manquement contractuel et faire reconnaître une prestation comme partie intégrante des exigences contractuelles. Il faudrait que le client ait exprimé clairement ses besoins ou idéalement prévu cela dans un cahier des charges. Puisque la correction des bugs présents dans les applications par Dual n’a pas été prévue, les juges ont refusé de restituer les sommes versées par Oopet à la société Dual, au titre de l’exécution du contrat Agile.
Une décision de la Cour d’appel de Paris du 06/01/2023 vient confirmer ce jugement rendu par le tribunal de commerce (Cour d’appel de Paris, pôle 5 – ch. 11, arrêt du 6 janvier 2023).
Ce qu’il faut retenir : Si la méthode Agile requiert de nombreux échanges entre les parties, il n’en reste pas moins une nécessité pour le client de définir avec précision ses besoins dès le départ et au fur et à mesure de l’évolution de son projet. Il doit être en mesure de présenter des réserves, conscient que chaque procès-verbal signé vaut validation d’une part du livrable. Il est de sa responsabilité de fixer contractuellement ses besoins et de vérifier l’adéquation de l’évolution du projet à ses objectifs ainsi fixés. Les échanges liés à la méthode Agile et au constat de dysfonctionnement (lenteur) ne permettront pas de démontrer une inadéquation entre le projet et sa réalisation. On voit encore beaucoup trop souvent :
# des projets de développement informatique (avec ou sans la méthode Agile d’ailleurs) sans définition claire des besoins, donc discutables en termes de résultats attendus et livrables (fonctionnalités)
# ou des sociétés demandant au prestataire devant exécuter la prestation de rédiger le cahier des charges (travail effectivement souvent technique et chronophage) de sorte que le document répond souvent davantage à ce que le prestataire peut proposer qu’à ce qui est réellement souhaité par le donneur d’ordre.
Le tribunal judiciaire de Strasbourg par un jugement du 8 avril 2022 a également rappelé que le client est tenu de vérifier l’adéquation d’un progiciel à ses besoins et que ses griefs émis après 10 ans d’utilisation ne sont pas recevables !
Si le prestataire informatique a un fort devoir de conseil, en tant qu’expert du domaine, le client ne doit pas moins rester vigilant et ne peut pas se dégager de ses propres obligations au motif qu’il ne serait pas un technicien… d’ailleurs, l’enjeu est souvent important pour l’entreprise en termes de budgets alloués aux développements et surtout sur le plan commercial puisque les dysfonctionnements éventuels peuvent directement impacter le business et l’image de marque.
Charlotte URMAN – Conseil en Propriété Industrielle & Marion LUCATTINI – Juriste en Propriété Industrielle & Diana CUNHA LOPES – Juriste en Propriété Industrielle