Action en déchéance et usage de marques viticoles : le diable se cache dans le détail !

Selon l’article L. 714‐5 al. 1 du Code de Propriété Intellectuelle « encourt la déchéance de ses droits le propriétaire de la marque qui, sans justes motifs, n’en a pas fait un usage sérieux, pour les produits et services visés dans l’enregistrement, pendant une période ininterrompue de cinq ans ».

L’examen de l’usage sérieux intervient dans les hypothèses suivantes :

  • lors d’une opposition, sur demande du titulaire de la demande d’enregistrement ;
  • lors d’une action en nullité, sur demande du titulaire de la marque attaquée ;
  • lors d’une action principale en déchéance pour non usage ;
  • lors d’une action en contrefaçon, sur demande du prétendu

Dans ses arrêts « Ansul » (C‐40/01) et « Sunrider » (C‐416/04), nous vous rappelons que la Cour européenne de justice a retenu qu’une marque fait l’objet d’un usage sérieux lorsqu’elle est utilisée conformément à sa fonction essentielle qui est de garantir l’identité d’origine des produits ou des services pour lesquels elle a été enregistrée, aux fins de créer ou de conserver des parts de marché.

La marque exerce sa fonction de garantie d’identité d’origine lorsqu’elle permet au public pertinent de distinguer, sans confusion possible, les produits ou services pour lesquels elle a été enregistrée de ceux qui ont une autre provenance.

Par ailleurs, la marque doit être utilisée dans la vie des affaires, c’est‐à‐dire publiquement et vers l’extérieur en vue d’obtenir un avantage économique pour assurer un débouché aux produits ou aux services. De ce fait, les préparatifs effectués en vue d’une utilisation (tels que l’impression d’étiquettes) effectués en interne ne constituent pas un usage dans la vie des affaires (CJCE 11/03/2003 Minimax C‐40/01).

Aucune règle de minimis objective ne peut être fixée pour établir a priori le niveau d’usage nécessaire pour être qualifié de « sérieux ». En effet, le degré de l’usage permettant de maintenir la protection doit être apprécié, au cas par cas, en tenant compte de l’ensemble des facteurs pertinents du cas d’espèce. Cela rend donc la sujet particulièrement délicat.

En effet, un usage restreint dans un domaine particulier sur un produit de niche pourra être reconnu comme validant une marque enregistrée, usage qui ne sera pas qualifiant pour un autre type de produit relevant d’une activité plus mass market.

Il convient ainsi de tenir compte notamment :

  • de la nature des produits ou services,
  • de la fréquence ou de la régularité de l’usage,
  • du territoire sur lequel l’usage est réalisé,
  • des caractéristiques du marché concerné,
  • du volume de l’activité commerciale,
  • le degré de diversification de l’entreprise qui exploite la marque,
  • des capacités de production ou de commercialisation de l’entreprise exploitant la ..

Une appréciation globale, doit être effectuée ce qui implique une certaine interdépendance entre les différents facteurs (par exemple le faible volume peut être compensé par une forte intensité cf. arrêt du 08/07/2004 VITAFRUIT).

Par ailleurs, la Cour de cassation a retenu que « l’usage même minime d’une marque peut être suffisant pour être qualifié de sérieux à condition qu’il soit considéré comme justifié, dans le secteur économique concerné, pour maintenir ou créer des parts de marché pour les produits ou services protégés par la marque » (Cass. com. 09/11/2010).

La problématique de l’usage est devenue majeure ses dernières années et, le nombre d’actions notamment administratives introduites suite à la Loi Pacte a fragilisé un certain nombre de marques.

En effet, jusqu’alors les actions administratives en déchéance n’étaient possibles en UE qu’un niveau de l’EUIPO et, donc limitées aux marques européennes…mais depuis l’entrée en vigueur de la loi Pacte, chacun des 28 pays de l’union se doit d’introduire dans son dispositif administratif la possibilité pour toute personne intéressée d’initier une action en déchéance devant les offices des marques.

Ces procédures étant plus courtes et moins coûteuses, les actions fleurissent et bon nombre de marques vacillent !

Le diable étant dans le détail, il convient avant tout d’effectuer un passage en revu des usages effectués de vos marques ainsi que de la conservation des preuves d’usage pour être prêt à régir en cas d’action.

En effet, lorsqu’une action est initiée, les délais sont généralement courts et les intervenants se retrouvent souvent confrontés à des difficultés non négligeables pour rapporter la preuve des usages concernés (il est à noter que plus de 50% des marques attaquées en déchéance sont exploitées et néanmoins déchues faute pour leur titulaire d’avoir pu en rapporter la preuve dans les délais impartis).

Sur les modes de preuve de l’usage sérieux, le Code de la Propriété Intellectuelle ne prévoit pas de dispositions spécifiques.

En revanche, les textes européens contiennent une liste non‐exhaustive de pièces pouvant justifier l’usage sérieux : des emballages, des étiquettes, des barèmes de prix, des catalogues, des factures, des photographies, des annonces dans les journaux, des déclarations écrites faites sous serment ou solennellement ou qui ont un effet équivalent d’après la législation de l’Etat dans lequel elles sont faites.

Les preuves doivent comprendre des indications sur le lieu, la durée, l’importance et la nature de l’usage qui a été fait de la marque antérieure pour les produits pour lesquels la protection est revendiquée.

Les critères retenus par les offices sont en résumé les suivants :

  • Usage sérieux

L’usage sérieux correspond à un usage dans la vie des affaires. En règle générale, cet usage implique un chiffre d’affaires réel.

Pour ce qui est du volume de ventes nécessaire pour franchir le seuil de l’usage sérieux, il est impossible de fixer des montants permettant d’établir, d’une façon générale, qu’un « usage » est « sérieux ».

En règle générale, le volume de ventes et de services nécessaire est plus important pour les produits de grande consommation que pour les produits spéciaux pour lesquels la demande est plutôt faible. Dès lors une boisson alcoolique telle qu’un vin de négoce devra rapporter pour être « validante » davantage de volume de vente qu’un vin d’exploitation intégrant un terme réglementé et dont le volume est nécessairement de facto restreint.

Dès lors, il est donc nécessaire pour chaque opérateur de prendre en compte la taille de l’entreprise, les volumes annuels produits et le positionnement de l’entreprise et de la marque au sein du secteur d’activité.

  • A titre de marque et conformément à la forme déposée

L’usage de la marque doit impérativement être effectué à titre de marque.

L’usage à titre de dénomination sociale ou de nom de domaine ne convient pas, car il dans ce cas retenu que la dénomination n’a pas, en soi, pour finalité de distinguer des produits ou des services. En effet, une dénomination sociale a pour objet d’identifier une société.

Il est donc indispensable notamment lorsque la marque constitue également le nom de la société de faire clairement apparaître la marque par exemple sur le site internet, les brochures,  étiquettes,  factures, etc…de façon indépendante de la dénomination sociale.

Par ailleurs, l’usage de la marque doit être conforme à la marque telle que déposée ; certaines variantes sont donc tolérées mais seront appréciées par l’examinateur en charge d’apprécier ce point.

En matière de marques viticoles, il existe également une particularité car bon nombre de marques sont exploitées en association avec une seconde voie une 3ème marque ;dans ce cas les offices valident les usages si tant est que la marque attaquées soient bien exploitées à titre de marque et de façon lisible sur le produit.

Quelques exemples validant sont reproduits ci-après :

Marque enregistréeMarque utilisée avec d’autres éléments et considérée comme exploitée valablement par l’EUIPO
PALMA MULATAT-381_12, § 38-39
卡斯特 (in Latin characters KASITE)EUIPO 000022601 C
CRISTALT-29_04, § 30-38
  • Par le titulaire de la marque ou par un tiers autorisé

Théoriquement la marque doit être exploitée par son titulaire inscrit ; il est donc primordial que la situation de ladite marque  soit à jour et que tout changement de titulaire, de nom etc ait bien été porté au registre. A défaut, les preuves d’usage risquent de ne pas être retenues et que la marque soit déchue.

Dans l’hypothèse où l’usage n’est pas effectué par son titulaire, il est nécessaire de fournir une autorisation du déposant ou de pouvoir démontrer le lien existant entre les entités (ex sociétés d’un même groupe).

  • Sur son territoire de protection

Le principe est que l’usage sérieux doit être effectué sur le territoire national de la protection pour les marques nationales et dans l’Union Européenne pour les marques de l’Union européenne. Autrement dit, la marque nationale/de l’UE doit remplir sa fonction essentielle (garantir au public pertinent l’identité d’origine de produit ou service) sur le marché national/de l’UE.

En application de ce « principe de territorialité », tout usage de la marque à l’étranger ne devrait pas être pris en compte.

L’article L. 714‐5 al. 2 point c) du Code de la Propriété Intellectuelle dispose, cependant, qu’est assimilée à un usage sérieux sur le territoire français « l’apposition de la marque sur des produits ou leur conditionnement exclusivement en vue de l’exportation ».

Cette disposition permet aux entreprises exportatrices de maintenir leurs droits sans jamais effectivement commercialiser leurs produits en France/Union Européenne. Il leur appartient simplement de démontrer que l’apposition de la marque a été effectuée sur le territoire français et en vue de l’export à l’étranger (Cass. com., 12/11/1992 ; TGI Paris du 21/10/1993 ; TGI Paris du 10/04/2009 n° 06/08216). A contrario, la simple fabrication d’étiquettes en France ne suffit pas à elle seule à démontrer que l’apposition de la marque a eu lieu en France (CA Paris 20/09/2002).

Par ailleurs, il convient de rappeler que ce critère est l’un des facteurs pertinents dans l’appréciation globale du caractère sérieux de l’usage (approche multifactorielle). A titre d’exemple, la Cour d’appel de Paris (cf. CA Paris 10/03/2006 ou 14/06/2013) a retenu le caractère sérieux de l’usage, dans un cas de commercialisation exclusivement à l’export, compte tenu de la réunion des éléments suivants :

  • l’acte d’apposition de la marque a eu lieu en France en vue de l’exportation ;
  • la marque en cause a été utilisée pour les produits figurant dans l’enregistrement ;
  • il ne s’agissait pas d’un simple usage ponctuel car les produits ont été exportés régulièrement vers divers pays et en quantités importantes ;
  • le chiffre d’affaires généré par la commercialisation à l’export.

Ici encore le contexte commercial du produit est primordial (cf les spiritueux d’appellation Cognac exportés à hauteur de 98%.)

  • Pendant les cinq dernières années

Les preuves d’usage doivent être datées au cours des cinq dernières années pour permettre d’être considérées comme valables. Dès lors la conservation des preuves d’usage est primordiale pour avoir la faculté de les produire sur la période légale requise.

  • Pour les produits désignés

Il est à noter que la preuve de l’usage de produits spécifiques n’entraine pas la perte des droits du titulaire si ces produits appartiennent à une catégorie désignée plus large suffisamment « précise et circonscrite » (cf. TPICE 14/07/2005 ALADIN T-126/03, rappeler par l’EUIPO 10/02/2015 FRESH CLEAN).

Nous pouvons par exemple considérer que les eaux-de-vie produites entrent dans la catégorie générale des boissons alcooliques (à l’exception des bières) et celle des spiritueux ; ces deux catégories pouvant être considérées comme suffisamment précises. La preuve de l’usage pour des eaux-de-vie d’appellation Cognac serait ainsi satisfaisante.

  • Les preuves d’usage retenues

Nous dresserons enfin et, de façon non exhaustive les preuves d’usage permettant de valider une marque en cas d’action en déchéance :

  • Les tableaux de vente par pays et par années
  • Des factures client portant la marque
  • Le listing des produits et gammes développées par le titulaire;
  • Les supports de communication liés à la marque ;
  • Les supports de communication relatifs à un partenariat historique et la présence du produit à plusieurs événements ;
  • Constat d’huissier sur site démontrant une intensification de la commercialisation et de la publicité
  • Des commentaires de dégustation dans des guides ou revues spécialisées ;
  • Les prix décernés à la marque dans les guides annuels des vins reçus pour les cuvées de la marque
  • Des revues de presse
  • Des articles de presse externes et sites spécialisés
  • Attestation d’expert-comptable validant les CA générés via la marque
  • Tarifs

Comme vous l’aurez compris, le sujet de l’usage des marques est aujourd’hui majeur mais l’est également celui de la compilation et de la conservation des dites preuves.

Les actions en déchéance se multipliant, il est de la responsabilité des gestionnaires de marques de se saisir de la problématique et de travailler en amont le sujet.

Céline BAILLET CPI/Lexwine/Cabinet INLEX IP EXPERTISE