La Cour de justice de l’Union européenne a rendu le 09 septembre dernier un arrêt important sur la question de la protection de l’évocation de l’Appellation d’Origine Protégée (AOP) Champagne dans le cadre d’une affaire (C-783/19) opposant une chaîne de bars à tapas espagnole sous enseigne “Champanillo” (“petit champagne”) et le Comité Interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC).
Dans cette affaire, une société de droit espagnol exploite des bars à tapas sous l’enseigne CHAMPANILLO pour désigner et promouvoir ses établissements. Dans ses publicités, en particulier sur les réseaux sociaux, elle utilise un support graphique représentant deux verres qui s’entrechoquent
En 2011 et 2015 l’enregistrement de la dénomination litigieuse en tant que marque pour des services de restauration en classe 43 a été refusé par l’INPI espagnol sur la base, entre autres, de l’évocation de l’AOP Champagne et du risque d’association, renforcé par le lien entre le produit bénéficiant de l’appellation et le service de restauration, qui offre typiquement un produit similaire. Malgré ces refus, depuis 2015 le signe “Champanillo” est encore largement utilisé en tant qu’enseigne par plusieurs établissements en Espagne.
En 2016, le Comité Champagne a saisi le tribunal de commerce de Barcelone afin de faire interdire l’utilisation du terme CHAMPANILLO (signifiant « petit champagne » en langue espagnole) au motif que l’utilisation de ce signe constitue une atteinte à l’appellation d’origine protégée (AOP) « Champagne » car il évoque à la fois visuellement et phonétiquement l’AOP française et cherche ainsi à profiter de sa réputation.
En défense, le gérant espagnol fait valoir que les services (restaurants) pour lesquels le signe CHAMPANILLO est utilisé sont différents des produits couverts par l’AOP (Champagne). Ce faisant, un tel signe n’entraîne aucune confusion avec l’AOP « Champagne ». Cet argument est retenu par le Tribunal de Commerce et le CIVC débouté.
Le Comité Champagne a fait appel devant la Cour Provinciale de Barcelone laquelle décide d’interroger la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) quant à l’interprétation à donner au périmètre de protection des AOP.
La question est ici de savoir si l’AOP Champagne peut-elle être opposée à des agissements visant des services de restauration.
Dans sa décision, la CJUE répond par l’affirmative et précise que l’étendue de la protection accordée par une AOP ne se limite pas à des produits, elle s’étend aussi à des services.
Cette décision est salutaire bien que non inédite en France et au niveau européen car elle confirme l’application des dispositions du Règlement 1308/2013[1] en cas d’évocation d’une AOP pour des services.
En effet, un nombre important de décisions rendues par les instances UE et françaises ont déjà appliqué le principe d’évocation illicite pour des produits et services différents.
- La CJUE s’aligne clairement sur la jurisprudence française, largement favorable en cas d’atteinte aux appellations d’origine par des signes désignant des produits différents. En témoigne encore récemment le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Marseille le 16 septembre dernier contre la marque « SPANICHAMPS BLUE », annulée au motif qu’elle porte atteinte à l’appellation Champagne au sens du règlement (UE) 1308/2013.
- La CJUE confirme la tendance des juges européens qui avaient déjà retenus dans l’affaire CHAMPAGNOLA l’évocation de l’AOP Champagne pour des produits et services de boulangerie et pâtisserie en classes 30 et 40 en 2020[2]
Le Règlement Européen renferme en effet une double protection des AOP : en cas de reprise à l’identique (on parle d’”emploi” ou “usage”) ou imitation (on parle alors d’”évocation”) et prévoit que cette double protection vise des produits et/ou services similaires ou différents à ceux pour lesquels l’AOP est protégée.
Ces dispositions réglementaires sont déjà bien connues par le Comité Interprofessionnel du Vin de Champagne (CIVC), organisme qui veille aux intérêts des producteurs de Champagne et qui défend avec virulence la prestigieuse appellation Champagne depuis plus de 80 ans, en France et dans le monde entier.
Ce qu’il faut retenir de cette décision :
- L’AOP est protégée vis-à-vis de marques et plus généralement de signes utilisés dans la vie des affaires (marques, dénomination sociale, enseigne etc)
- L’AOP est protégée contre des produits et/ou services similaires ou différents
- En l’absence de reprise servile de l’AOP, il faut caractériser l’évocation c’est à dire le déclenchement d’une association d’idées entre la dénomination litigieuse, et le produit couvert par l’AOP.
- Rappelons que cette définition de l’évocation a été donnée par le juge européen dans l’affaire Cambozola[3], “l’évocation est constituée dès lors que le consommateur, en présence du nom du produit, est amené à avoir à l’esprit, comme image de référence, la marchandise bénéficiant de la dénomination protégée”.
- En outre, la dénomination contestée n’a pas besoin d’être « identique ou similaire » pour que ce règlement européen s’applique. La « proximité conceptuelle » avec l’AOP peut justifier cette contestation.
- Cette appréciation de l’évocation devra être effectuée par le juge national sur la base d’indices fixés par la Cour :
- Incorporation partielle de l’AOP
- Parenté phonétique et visuelle entre les deux dénominations et similitude en résultant
- En l’absence de ces éléments : proximité conceptuelle entre l’AOP et la dénomination en cause ou similitude entre les produits couverts par cette même AOP et les produits ou services couverts par cette même dénomination.
- La Cour rappelle que cette protection des AOP est spécifique et autonome et « n’est donc pas subordonnée à la constatation de l’existence d’un acte de concurrence déloyale »
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Portée de la décision
- Elargissement considérable de la protection des appellations d’origine en Europe
De manière générale, on assiste de plus en plus à un renforcement de la protection des appellations d’origine en France et en Union Européenne, passant d’une protection « élargie » à une protection « absolue ».
Il s’agit d’une décision éminemment favorable au CIVC dans la protection de l’appellation Champagne, préservant dès lors sa réputation, même à l’égard de produits ou services qui ne seraient pas similaires au vin de Champagne.
Partant, espérons que cette position de la CJUE sera suivie avec rigueur et de manière uniforme par les juridictions nationales.
Il est évident que cette décision de la CJUE sera utile pour les prochaines affaires du CIVC en Europe mais aussi pour les potentielles anciennes actions où il avait pu être débouté à l’instar d’une affaire en Espagne, à propos de la marque « Champin[4] » désignant une boisson gazeuse non alcoolique pour enfants dans laquelle le Tribunal Suprême Espagnol avait considéré que le conditionnement en forme de bouteille de Champagne et avec une étiquette présentant des dessins de clowns, ne laisse aucunement penser que la boisson a été élaborée à partir de Champagne, arguant que « Champin » n’étant pas similaire à l’AOP Champagne, il n’y avait pas de risque de confusion ni d’évocation. Pour le juge espagnol, à l’époque, le « Champagne » ne serait protégé que dans le domaine des vins, voire des vins effervescents.
Désormais, il est très probable qu’à partir du moment où le signe contesté intègre une partie de l’appellation Champagne (ici, le radical “CHAMP-”), l’évocation de l’AOP est constituée car il déclenche dans l’esprit du consommateur l’image du produit bénéficiant de l’appellation protégée.
Rappelons d’ailleurs sur l’idée d’évocation, la CJUE a déjà eu l’occasion de considérer dans l’affaire portant sur l’AOP « queso manchego[5] » qu’à partir du moment où une représentation graphique renvoie à la dénomination verbale protégée, celle-ci pourra être considérée comme une évocation illicite au sens de la réglementation de l’Union européenne.
C’est par ailleurs souvent la notoriété de l’appellation qui participe à cette association d’idées entre le produit protégé et le produit ou service litigieux dans l’esprit du consommateur.
Pour autant, et pour la grande majorité d’AOP et d’IGP dont la notoriété serait moins établie voire limitée à un seul pays, le risque d’évocation n’est pas pour autant à exclure et pourra quand même être retenu car l’existence d’une évocation peut également être évaluée uniquement par rapport aux consommateurs d’un seul État membre, d’après la Cour !
- Durcissement du régime des marques v. surprotection des appellations d’origine
On observe depuis quelques année une dichotomie nette entre le système des appellations d’origine et celui des marques : d’un côté, nous assistons à un élargissement de la protection déjà très étendue dont bénéficient les AOP et à l’inverse à un durcissement très net des règles applicables en matière de marques, marqué par l’entrée en vigueur de la Loi Pacte[6] transposant les dispositions du « Paquet Marque » en droit français.
Ainsi, si dans un sens on place progressivement les AOP hors d’atteinte, c’est tout l’inverse en matière de marques que l’on peut plus facilement et plus rapidement remettre en cause (nouvelles procédures en déchéance et nullité devant l’INPI, nouveaux droits invocables en matière d’opposition, imprescriptibilité de l’action en nullité, analyse renforcée des preuves d’usage etc)
Une telle protection sur une dénomination ne profite qu’aux appellations d’origine, a fortiori lorsque celles-ci jouissent d’une notoriété exceptionnelle comme l’AOP Champagne.
Dès lors, même si la protection qui est conférée aux marques notoires ou renommées est “renforcée”, il est certain que l’AOP jouit d’une protection plus efficace que la marque notoire : éclatement du principe de spécialité et similitude conceptuelle suffisante pour caractériser l’évocation, entre autres.
- L’évocation de l’ AOP à quelque titre que ce soit (marque, dénomination sociale, enseigne) pour des produits ou services similaires ou différent est un pari perdu d’avance
Il convient donc d’être particulièrement vigilant au choix de ses éléments d’identification (marque / dénomination sociale / nom commercial / nom de domaine) et de publicité, afin d’éviter toute évocation, même subtile en intégrant partiellement une AOP et même pour des produits ou services différents.
Ceci est d’autant plus vrai que l’AOP en question bénéficierait d’une renommée extraordinaire comme l’AOP Champagne.
Reste à suivre la mise en œuvre de la jurisprudence européenne par le juge espagnol …
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Marine MENY – Juriste en propriété intellectuelle – INLEX IP EXPERTISE
[1] Règlement (UE) n° 1308/2013 du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles et notamment l’article 103 2) a) et b) dudit Règlement
[2] Chambre de recours de l’Office européen pour la propriété intellectuelle (EUIPO), CHAMPAGNOLA, 17 avril 2020
[3] CJCE, 4 mars 1999, aff. C-87/97, Cambozola
[4] Décision nº107/2016 de la 1ère chambre civile de la Cour de Cassation, 1 Mars 2016
[5] Cour de justice de l’Union européenne, 2 mai 2019, C 614/17, EU:C:2019:344, Fundación Consejo Regulador de la Denominación Protegida Queso Manchego / Industrial Quesera Cuquerella SL et Juan Ramón Cuquerella Montagud
[6] Loi n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite « loi PACTE »