Cet article a été publié sur l’Argus de l’Enseigne, en avril 2022.
Céder une marque à titre gratuit c’est prendre le risque que de voir la cession nulle et non avenue.
Céder une marque, qui peut être une enseigne, à titre gracieux, est un exercice périlleux. Sans contrepartie financière, sans réalité matérielle comme peut l’être un objet ou un immeuble, cette opération risque d’être sanctionnée par le fisc et, par ailleurs, donner lieu à contestation par le ou les cessionnaires. Autant donc prévoir à l’avance les suites éventuelles par contrat.
La question de la cession des droits de propriété industrielle (marques, brevets, dessins-modèles, etc.) est toujours sensible. Généralement, lorsque ces droits sont exploités, ils génèrent des revenus et ont donc une valeur.
Leur cession doit donc donner lieu à une évaluation, l’administration fiscale étant tout à fait attentive à ce que la valeur soit appréciée de manière rigoureuse.
Pour mémoire, en effet, la cession va entraîner l’exigibilité des droits d’enregistrement et éventuellement de la TVA, en fonction de deux critères : l’aspect isolé ou global de la cession et l’exploitation préalable de la marque.
- Si la cession de marque s’inscrit au sein de la cession globale du fonds de commerce, elle est soumise au droit d’enregistrement au tarif de l’article 719 du Code général des impôts, c’est-à-dire un barème par tranche de 0%, 3% et 5%, et exonérée de TVA au titre de l’article 257 bis du même code (transmission d’une universalité de biens).
- Si la marque est cédée seule, le régime dépendra de l’exploitation préalable de cette marque par le cédant. En effet, quand une marque est exploitée, une clientèle y est attachée, et la cession de la marque entraîne le transfert de cette clientèle. Or, les cessions de clientèle sont soumises au régime de l’article 719 du code précité. Bien qu’aucune exonération ne soit prévue en matière de TVA, l’administration tolère d’en dispenser les cessions soumises à des droits proportionnels d’enregistrement.
Et, par ailleurs, si une marque jusque-là non exploitée est cédée isolément, la cession n’est soumise qu’à un droit fixe d’enregistrement de 125€ (article 680 du CGI) et la TVA est due sur l’opération.
Les cessions de marques à titre gratuit sont donc rares et peu conseillées puisqu’elles portent, en elles-mêmes, un risque fiscal.
L’affaire dont a eu à connaitre le Tribunal Judiciaire de Paris le 8 février 2022 était, en réalité, une dispute entre associés qui avaient initialement déposé en leur deux noms une marque et des dessins-modèles. Un document de cession à titre gratuit de ces actifs incorporels avait été rédigé et signé, le plaignant considérant que sa signature avait été imitée et qu’il n’avait jamais consenti à la cession. L’absence de contrepartie financière ne permettait pas d’acter de manière formelle de cette cession.
L’autre associé ayant fait des actes de disposition de la marque (licence notamment) et récolté des redevances, l’associé qui s’estimait trompé a attaqué en nullité la cession de la marque au motif qu’étant effectuée à titre gratuit, il s’agissait d’une donation qui devait donc, à la fois, respecter les dispositions du Code Civil relatif aux donations ainsi que celles du Code de la Propriété Intellectuelle.
En effet, l’article L 714-1 du CPI dispose que « la cession et la constitution de droits réels, dont le nantissement, sur les droits attachés à la marque sont constatés par écrit, à peine de nullité ».
Et l’article 931 du Code Civil précise « Tous actes portant donation entre vifs seront passés devant notaires dans la forme ordinaire des contrats ; et il en restera minute, sous peine de nullité. »
Or, en l’espèce, le contrat, outre que sa date était fausse (puisqu’il comportait une annexe d’une date postérieure à la date de signature du contrat…), était manifestement passé sous seing privé et non par devant Notaire. Il ne satisfaisait donc pas aux dispositions de l’article 931 du Code Civil. Les juges prennent soin aussi de rappeler que s’agissant de biens incorporels, ils étaient insusceptibles de remise physique.
Le tribunal rappelle, pour la forme, que la jurisprudence a admis une dérogation à la règle de l’article 931 du Code Civil en ce qui concerne les dons manuels c’est-à-dire la remise physique de la chose donnée. Ce qui exclut évidemment les marques par nature non corporelle.
Les juges prononcent, en conséquence, la nullité de l’acte de cession de marque conclu sous seing privé alors qu’il aurait dû être passé devant Notaire.
La solution semble devoir être approuvée au titre de la sécurité des actes juridiques en matière de propriété intellectuelle.
Et le recours à des actes à titre gratuit, même entre un dirigeant et sa société, même entre des entreprises appartenant à un même groupe, doit faire l’objet d’une analyse minutieuse pour, outre l’aspect du formalisme propre aux donations relevé ici par les juges, mesurer le risque fiscal encouru.
De manière anecdotique pour le présent article mais primordial pour le litige, le jugement du 8 février dernier a abordé un autre thème intéressant : le régime de la copropriété de marque : les juges ont ainsi rappelé que l’article 815-3 du Code Civil prévoit que :
« Le ou les indivisaires titulaires d’au moins deux tiers des droits indivis peuvent, à cette majorité:
1° Effectuer les actes d’administration relatifs aux biens indivis ;
2° Donner à l’un ou plusieurs des indivisaires ou à un tiers un mandat général d’administration ;
3° Vendre les meubles indivis pour payer les dettes et charges de l’indivision ;
4° Conclure et renouveler les baux autres que ceux portant sur un immeuble à usage agricole, commercial, industriel ou artisanal.
Ils sont tenus d’en informer les autres indivisaires. A défaut, les décisions prises sont inopposables à ces derniers.
Toutefois, le consentement de tous les indivisaires est requis pour effectuer tout acte qui ne ressortit pas à l’exploitation normale des biens indivis et pour effectuer tout acte de disposition autre que ceux visés au 3°.
Si un indivisaire prend en main la gestion des biens indivis, au su des autres et néanmoins sans opposition de leur part, il est censé avoir reçu un mandat tacite, couvrant les actes d’administration mais non les actes de disposition ni la conclusion ou le renouvellement des baux. »
Les juges en déduisent logiquement que l’usage d’une marque ou d’un modèle ne peut être tenu pour consenti que s’il l’a été par les indivisaires représentant au moins les deux tiers des droits sur le titre. En l’occurrence, comme il y avait deux indivisaires, l’unanimité était requise et les actes de disposition décidés par un seul des indivisaires étaient illégitimes, accomplis sans le consentement du titulaire de la marque et donc caractérisait une contrefaçon de celle-ci et engageait la responsabilité personnelle de l’auteur des actes.
Il est donc souhaitable, lorsque l‘on dépose une marque ou des modèles en copropriété, de rédiger un contrat de copropriété fixant et réglant les conditions dans lesquelles chacune des parties peut décider de l’usage de l’actif incorporel.
Eric SCHAHL – Associé Dirigeant